Auteur/autrice : CitizenLab

 

Il y a des voix qu’on n’oublie pas. D’autres qui ont été oubliées, alors qu’elles ne méritaient pas de l’être. La mémoire sélective de la société du spectacle passe parfois à côté d’authentiques génies qui ont marqué souterrainement leur époque, mais qui n’intéressent plus la nôtre. Jean-Sébastien Bressy nous fait redécouvrir un immense chanteur français, poète du quotidien qui a défendu toute sa vie une conception populaire et exigeante de son art.


 

Le 26 août 2011, dans le cimetière d’Ivry, plus de mille cinq-cents admirateurs venus de la France entière disaient adieu à Allain Leprest. « Qui est Allain Leprest ? », demanderont, hélas, la plupart des gens en entendant ce nom.

Leprest, ce pierrot lunaire.

Né en 1954 à Mont-Saint-Aignan, Allain Leprest est un auteur-interprète de chansons françaises, héritier de Brel, Brassens, Ferrat, Gainsbourg, Gréco, qui ont donné ses lettres de noblesse au Paris rive-gauche des années cinquante et soixante. Depuis cette époque, les cabarets où se mêlaient le petit peuple, les journalistes et les producteurs ont disparu. Les rares endroits de ce genre encore ouverts sont devenus des lieux folkloriques pour touristes provinciaux ou japonais, à qui il faut bien faire croire que le Paris qu’ils imaginent existe encore. C’est peut-être cette évolution qui a condamné Allain Leprest à ne jamais connaître la gloire de ses prédécesseurs.

Pourtant, Allain Leprest – pierrot lunaire, gracieux et déguenillé, à la voix rauque et fragile, au regard bleu et espiègle – ne laissait personne indifférent parmi ceux qui eurent la chance de le voir sur scène. Nougaro le considérait comme le « plus grand auteur français » ; Higelin, Ferrat, Fugain, Gréco l’ont chanté ou ont posé leur musique sur ses textes ; Aznavour et Michel Drucker le saluèrent lors de sa disparition (mais qu’ont-ils fait pour lui ?) et Jean d’Ormesson lâcha même sur France Inter : « Allain Leprest, le Rimbaud du XXe siècle ! »

Au-delà de sa force d’interprétation, c’est son travail sur les mots qui mérite l’attention, car il témoigne à la fois d’une créativité foisonnante et d’une maîtrise de la forme. La langue de Leprest est à la fois singulière et populaire, proche du milieu ouvrier dans lequel il a grandi et auquel il resta fidèle tout au long de son existence.

On était pas riche, et même un peu pauvre,

« Pauv’d’accord mais propre » qu’il disait tonton,

J’y croyais un peu, et, comme la foi sauve,

On était si pauvre qu’on en sentait bon.

(« On était pas riche »)

Les couleurs, les images, l’atmosphère normandes qui ont bercé son enfance l’ont fortement impressionné et marqueront toute son œuvre.

J’ai laissé des sioux, des cailloux,

Des joujoux, des poux, des z’hibous,

Des arc-en-cieux, des carnavaux,

Et trois mille chevals au galop ! (…)

Un cri avalé de travers,

L’harmonica faux de mon frère,

Et du vent à qui veut le prendre

Dans le jardin de mes parents,

A Mont-Saint-Aignan, près de Rouen.

(« Mont-Saint-Aignan »)

Il pleut sur la mer et ça nous ressemble.

De l’eau dans de l’eau, c’est nous tout craché,

Et nos yeux fondus au cœur de septembre

Regardent rouler ces larmes gâchées.

Curieuse avalanche

Sur la Manche.

(…)

Il pleut sur la mer et ça sert à rien,

A rien et à rien, mais quoi sert à quoi ?

Les cieux, c’est leur droit d’avoir du chagrin.

Des nuages indiens vident leur carquois.

C’est l’été comanche

Sur la manche.

(« Il pleut sur la mer »)

Ses textes nous ramènent aussi dans l’atmosphère des bistrots qu’il a assidûment fréquentés.

Mon café littéraire,

C’est devant le cimetière

Et le libraire du coin.

Vaut mieux aller en face

Chercher la dédicace

D’un académicien.

Son premier manuscrit

Fut à la bombe écrit

Contre sa devanture.

Au café littéraire,

On a déjà les verres,

Apporter l’écriture.

(« Mon café littéraire »)

Dans les vapeurs d’alcool (« Quand j’ai vu, je bois double ») et la fumée des cigarettes, « La gitane » fut mis en musique par Richard Galliano.

Je la voyais danser, danser,

La gitane sur le paquet

Des cigarettes de papa.

Elle avait une robe en papier,

Des yeux bleus comme la fumée

Et la peau couleur de tabac.

O belle brune qui se fume,

En ce siècle où tout se consume

Entre nos doigts jaunes et se jette,

O toi qui portera mon deuil,

Demain, couché dans le cercueil

De mon étui de cigarettes !

(« La gitane »)

Allain Leprest

En mémoire d’un temps oublié.

Des milliers de personnes se sont reconnues dans ces mots simples, remarquablement choisis et mis en forme. C’est la culture populaire dans ce qu’elle a de plus original, de plus touchant, de plus vivant, mais aussi de plus exigeant. Un art sans prétention et sans concession, qui ne trouve plus sa place entre l’art contemporain subventionné et la culture de masse décérébrante. Un art qui se tourne vers l’essentiel, vers l’émotion et le travail de la matière (les mots, en l’occurrence) et pour lequel l’« image » et la « communication » n’ont aucune forme d’importance.

Malgré cela, le cimetière d’Ivry était plein, ce 26 août 2011, de gens de tous âges, de toutes confessions, de toutes origines sociales ou ethniques. Le cimetière était plein d’une société en voie de dissolution, qui se serre les coudes et qui subsiste, contre vents et marées.

Il faut découvrir Leprest, et avec lui soutenir les petits lieux de résistance qui lui ont permis d’exister : les théâtres abandonnés par les pouvoirs publics, qui croulent sous des normes et des législations insupportables, les associations et les bénévoles qui défendent une culture dite « alternative », qui n’est rien d’autre en fait que la culture de tous, la culture populaire telle qu’elle a toujours existé avant d’être remplacée par la culture de masse.

Voilà à quoi pensaient sans doute ses admirateurs et amis, réunis autour de sa dépouille, alors qu’il avait mis fin à ses jours. Et sa voix rocailleuse raisonnait dans toutes les têtes.

Nu, j’ai vécu nu,

Naufragé de naissance

Sur l’île de mal-enfance

Dont nul n’est revenu.

Nu, le torse nu,

Je voudrais qu’on m’inhume

Dans mon plus beau posthume,

Pacifiste inconnu.

(« Nu »)

Jean-Sébastien Bressy
Article publié sur le site l’Inactuelle

 

Dans un territoire rural isolé, une petite coopérative agricole a refusé le déclin. Avec persévérance et imagination, elle a réinventé son agriculture et son territoire. L’avenir des territoires n’est pas compromis, il pourrait même servir de socle à un redressement national de type bottom-up.

L’actualité met l’accent sur la coupure entre Paris et les territoires, notamment ceux à l’écart des grands moyens de communication et ancrés dans la ruralité. On y voit une fatalité regrettable, pourtant des entreprenants trouvent des réponses locales, souvent inventives. Nous en avons vu un exemple avec le renouveau de Romans-sur-Isère, en voici un autre particulièrement inspirant, celui de Fermes de Figeac.

Une petite coopérative qui ne voulait pas mourir

Aux confins du Lot et du Cantal, le territoire agricole de Figeac s’est délité au fil des ans : isolement géographique, concurrence des petites exploitations par l’agro-industrie, départ des jeunes. Un constat s’impose en 1994, selon Dominique Olivier, le directeur de la coopérative :

« Nous étions confrontés à une perte globale de valeur ajoutée avec un territoire rural en déclin, où s’imposait un marché dérégulé, soumis aux fluctuations impossibles à anticiper des marchés mondiaux. Jadis, il existait une importante production locale de fraises et autres fruits rouges, mais désormais les fruits venaient de Pologne, d’Ukraine ou du Chili. La main d’œuvre familiale n’existait plus, les fermes s’étant agrandies et robotisées, les productions à forte valeur ajoutée avaient disparu. Le monde rural cédait la place à l’agriculture entrepreneuriale. »

Il demande alors à deux jeunes ingénieurs de l’aider à appréhender le rôle de chacun sur le territoire. L’étude montre que les enfants d’agriculteurs aimeraient rester au pays et leurs parents les y garder, à condition qu’ils aient une qualité de vie décente. Elle note aussi, point important, que les habitants s’identifiaient comme n’étant ni du Cantal ni du Lot, ce qui ne créait pas une forte identité.

Valoriser la production locale

Il aura fallu vingt-cinq années d’initiatives pour donner corps à l’identité Pays de Figeac en valorisant la production locale.

Quelques agriculteurs produisaient du yaourt, d’autres de la saucisse fraîche ou autres spécialités. La coopérative ouvre un espace de produits régionaux à Figeac. Alors qu’en 2000 son chiffre d’affaires était de 150 000 euros, il est aujourd’hui de 3 millions pour le magasin de Figeac et de 5 millions pour l’ensemble des magasins de la coopérative.

En 2000, lors de la crise de la vache folle, des agriculteurs se rendent compte que dans les rayons viande des grandes surfaces de Figeac, rien ne provient du territoire. Ils poussent la coopérative à créer sa propre boucherie dans son magasin Gamm Vert à Figeac. Elle emploie désormais, dans trois boucheries, onze bouchers qu’elle a formés en leur faisant passer des CAP, créant et préservant ainsi la valeur ajoutée sur le territoire.

En 2003, la coopérative perçoit un risque de conflit entre le monde agricole et le territoire : des associations se créent contre l’épandage du lisier ou les activités agricoles qui troublent la tranquillité des quartiers résidentiels. Elle communique activement auprès des élus et organise une fête, qui réunit maintenant chaque année quelque 700 marcheurs allant de ferme en ferme, un rituel qui contribue au vivre-ensemble.

S’occuper du territoire

En 2008, elle s’interroge à nouveau sur son avenir et mène un travail de prospective collaborative, qui dégage trois scénarios :

  • l’agriculture reste basée sur les filières classiques, le territoire devient une zone résidentielle et la coopérative finit par être absorbée ;
  • l’agriculture subit une crise alimentaire puis écologique, le territoire se réduit à une campagne « réservoir » d’espace de loisirs pour les urbains et la coopérative devient un prestataire de services territoriaux ;
  • l’agriculture développe sa production pour répondre aux besoins locaux et nationaux, le territoire apporte une valeur ajoutée « verte » et la coopérative met l’innovation au cœur de ses activités en recrutant les compétences nécessaires.

C’est sur le troisième scénario qu’elle travaille depuis, en s’investissant dans des projets de territoire.

À la suite de visites à Fribourg, territoire pionnier en matière d’énergies renouvelables, elle lance un projet mutualisé de construction de 7 hectares de toits photovoltaïques sur 190 bâtiments agricoles. Les agriculteurs financent à 20 % leur installation, le reste étant emprunté par une société commune à tous les projets. Celle-ci reverse un tiers des bénéfices aux fondateurs, met un deuxième tiers en réserve et réinvestit le reste au service du territoire.

En 2009, la coopérative participe à la construction du premier parc éolien et participatif du Lot. Elle sollicite l’épargne locale et réunit 3,5 millions d’euros. Ces éoliennes sont désormais celles des habitants. Elle travaille aussi sur des projets de méthanisation, reprend la dernière scierie du territoire et décide de créer, avec quatre entreprises, une crèche de vingt berceaux, ainsi qu’une conciergerie solidaire.

En relation avec le Labo de l’ESS, elle travaille à l’élaboration des Pôles territoriaux de coopération économique (PTCE). Une dizaine de cofondateurs créent en 2015 le PTCE Figeacteurs, qui associe des contributeurs de diverses origines autour de la question : « Que pouvons-nous faire ensemble que nous ne pouvons pas faire seuls ? »

Par exemple, sur les 7 500 tonnes de légumes consommés par les habitants du territoire, seulement 400 étaient produites localement. Or, dans le PTCE, une entreprise s’occupant de personnes handicapées avait parmi ses métiers la restauration collective. Ensemble, ils conçoivent un projet de légumerie, entreprise adaptée réalisant 2 000 repas par jour et travaillant avec une entreprise d’insertion par le maraîchage.

Nous pouvons également citer le projet sur la mobilité lancé par le PTCE, idée prémonitoire. Les 4 500 personnes interrogées font en moyenne 20 kilomètres par jour pour aller à leur travail, frais qui représentent un tiers du smic. Avec un certain nombre d’entreprises, un appel d’offres est lancé pour acquérir une vingtaine de voitures électriques et mettre en place des espaces de covoiturage. Un labo de la mobilité est même créé pour étudier toutes les formes possibles de mobilité durable.

 

 

Soutenir les entreprenants des territoires

L’aventure de Fermes de Figeac est un cas exemplaire de territoire qui se redresse par ses propres moyens. En terme de management, c’est un modèle de démarche jardinière : les évolutions dépendent des opportunités qui se présentent et des possibilités de les faire prospérer sur le moment. Les idées de création d’une crèche ou d’autopartage électrique ne pouvaient pas être imaginées dix ans plus tôt, voire même étaient impensables. On comprend ici à quel point les démarches planificatrices centralisées sont incapables de remplacer l’énergie participative, l’intelligence de situation et la patience collective d’un territoire qui se mobilise pour s’en sortir.

Fermes de Figeac a valeur d’exemple pour d’autres entreprenants dans les territoires. Ils se réunissent d’ailleurs de plus en plus pour débattre des nouvelles modalités qu’ils expérimentent. Si l’aménagement du territoire a longtemps été dominé par une conception jacobine, l’heure est venue de laisser la main aux entreprenants des territoires qui sauront ressourcer le pays par un processus bottom-up, moins onéreux que les projets « descendants ».

 

ENTRETIEN réalisé par Thibault Isabel
le 31 janvier dans la revue en ligne « L’Inactuelle »


La mondialisation économique, couplée au développement des GAFA et des technologies numériques, a bouleversé de fond en comble la vie des sociétés contemporaines, avec un impact majeur sur l’existence même des individus. Renaud Vignes est maître de conférences associé à l’IUT d’Aix-Marseille Université. Il conseille par ailleurs de jeunes entreprises innovantes. Son dernier article, « La déformation sociale du temps est un défi pour nos institutions », est paru dans la Revue du MAUSS en novembre 2018. Il vient aussi de publier un livre intitulé L’impasse. Etude sur les contradictions fondamentales du capitalisme moderne et les voies pour les dépasser (CitizenLab).


Thibault Isabel : Quel modèle alternatif de société et d’économie préconisez-vous ? Une alternative à l’ultracapitalisme est-elle possible en dehors du communisme ?

Renaud Vignes : Il est fondamental de comprendre que les années 2000 ont initié un changement de paradigme. Le technocapitalisme érode tous les repères, tous les éléments « solides » autour desquels s’étaient organisées nos vies. Il génère des inégalités que l’on croyait disparues depuis le XIXe siècle, et ce déséquilibre social se trouve renforcé par l’effondrement moral de ceux qui en profitent. Emancipée des contraintes du marché, la nouvelle forme économique a fait naître des firmes monopolistiques dont le pouvoir de marché n’a pas d’équivalent dans l’histoire, au point de transformer l’humanité elle-même. Enfin, cette transformation technocapitaliste heurte de manière frontale les limites de notre « capital naturel » et nous enferme dans un piège environnemental dont il paraît toujours plus difficile de sortir.

Les multinationales et les États sont englués dans l’économie nomade. La prospérité économique, l’emploi, le pouvoir d’achat, mais aussi les nouvelles solidarités viendront des systèmes de proximité.

Les responsables politiques qui nous proposent de nous adapter au torrent technocapitaliste font preuve d’une naïveté coupable. Pour dépasser les contradictions de ce système, il est nécessaire de réinventer un modèle qui renouerait avec les principes historiques du libéralisme plutôt qu’avec sa caricature contemporaine. A côté d’une économie technocapitaliste « réencastrée », une nouvelle dynamique doit se développer dans la proximité. Les multinationales et les États sont en effet englués, pour l’essentiel, dans l’économie nomade. La prospérité économique, l’emploi, le pouvoir d’achat, mais aussi les nouvelles solidarités viendront des systèmes de proximité. C’est à ce niveau que se situeront les véritables avancées économiques et sociales, et que se construira une alternative au technocapitalisme.

Mondialisation

Thibault Isabel : Et comment procéder pour amorcer le changement, en termes très pratiques ?

Renaud Vignes : La recherche d’un nouveau compromis entre deux mondes qui sont en train de se séparer ne peut se faire qu’à travers des réalisations concrètes, car les liens propres à unir un peuple ne se forment jamais de façon abstraite. Ce qui unit concrètement les citoyens se trouve dans la proximité : c’est un ciment qui se ressent quotidiennement, et qui se transmet. Les grandes idées viennent ensuite. Pour remettre l’État à l’endroit, il faut d’abord donner la priorité aux politiques locales. Ce n’est qu’à ce niveau que les grandes transformations qui vont pouvoir être mises en œuvre procéderont de la société civile. En la matière, nous savons que l’association de toutes les composantes de la société, depuis le citoyen jusqu’à la collectivité locale, est bien plus efficace pour opérer de grandes mutations.

Aujourd’hui, quand on veut tenter des expériences informatiques qui demandent une puissance de calcul énorme, on ne cherche plus à élaborer un gigantesque ordinateur, car il serait de toute façon trop petit. On mobilise plutôt la puissance de calcul de millions d’ordinateurs personnels, en réseau à travers le monde entier. Acquérir de la puissance passe par la mobilisation d’un très grand nombre de toutes petites ressources coordonnées autour d’un projet qui fasse sens. Ce n’est pas seulement possible dans le domaine des communautés numériques ; c’est toute la société qu’il faut apprendre à mobiliser dans le cadre de démarches nouvelles au sein desquelles chacun pourra contribuer à sa mesure.

Pour penser différemment l’ordre des choses, il faut prendre appui sur le potentiel que constitue la société civile.

Pour penser différemment l’ordre des choses, il faut prendre appui sur le potentiel que constitue la société civile. Il faut réapprendre à promouvoir un nouvel acteur, plus vivant que l’État et plus humain que le marché : la société elle-même. Il faut prendre acte de l’existence propre des systèmes locaux, et des institutions médiatrices de toutes sortes, afin de reconstruire ce qui nous lie.

Pour autant, cette entreprise implique un mouvement bien plus complexe que le simple retrait de l’État. Dès lors que la société locale est à reconstruire, la puissance publique a ici, paradoxalement, un rôle actif à jouer comme catalyseur de toutes les initiatives qui vont émerger et comme protecteur face à la rapacité technocapitaliste. La puissance publique doit en particulier initier le changement des règles du jeu permettant de lever les blocages qui s’opposent au développement des modèles alternatifs. Changer ces règles signifie toucher à nos tabous fiscaux, normatifs, et à modifier en profondeur notre vision du fonctionnement des marchés. Compte tenu des enjeux écologiques, économiques, sociaux et géopolitiques qui sont devant nous, il n’est plus seulement urgent, mais vital de concevoir de nouvelles pratiques démocratiques. Il s’agit donc d’inverser un postulat : les responsables estiment que la société est figée et qu’il faut la forcer à bouger. Nous devons être convaincus de l’exact opposé. C’est la société qui est créative et vivante, et c’est la politique au service du technocapitalisme qui est stérile.

Thibault Isabel : La relocalisation de l’économie telle que vous la prônez a un aspect démocratique, au fond. Le but est d’étendre le champ de la démocratie à l’économie, et plus seulement à la politique… En outre, on voit mal comment ce genre de projets de relocalisation pourraient voir le jour sans la volonté consciente des citoyens régionaux, et sans leur implication directe. Plus on mobilisera les citoyens dans la vie politique locale, plus l’économie pourra se relocaliser…

Renaud Vignes : Pour impliquer les populations, il faut en effet refonder la démocratie locale. Il s’agit de permettre aux citoyens de s’impliquer dans les affaires publiques. Il s’agit de faire vivre la démocratie en favorisant la tenue de manifestations à caractère civique et politique, de participer à certaines décisions qui portent sur des projets impliquant la vie quotidienne des habitants. Les projets à forts enjeux en matière de souveraineté territoriale (énergie, alimentation, agriculture, capitalisme de proximité, urbanisme, santé publique, mobilité) doivent être présentés, discutés afin de sensibiliser la population à ce type d’investissement collectif. C’est ainsi que les citoyens se mobiliseront localement et n’attendront plus tout de la puissance publique (ou du système technocapitaliste ce qui reviendra progressivement au même si l’on ne fait rien).

Il faut se tenir à trois objectifs simples : relocaliser une part de l’économie dans les territoires, recapitaliser les citoyens et rééquilibrer les forces en présence (le marché, la société, la puissance publique).

Si nous estimons que le libéralisme tel que nous l’avons connu reste un projet d’avenir, alors nous aurions intérêt à le repenser pour l’adapter aux enjeux de notre époque. Dans cette perspective, il faut se tenir à trois objectifs simples : relocaliser une part de l’économie dans les territoires, recapitaliser les citoyens et rééquilibrer les forces en présence (le marché, la société, la puissance publique). Il faut se réapproprier la célèbre assertion de Chesterton : « Il n’y a pas trop de capitalisme, il n’y a pas assez de capitalistes ». Il faut inventer un distributisme moderne adapté aux enjeux du XXIe siècle.

Thibault Isabel : Le mouvement des gilets jaunes, à travers son enracinement local et son refus de la centralisation, contribue-t-il selon vous à cette implication des citoyens dans la vie politique ?

Renaud Vignes : Le phénomène des gilets jaunes montre qu’un peuple, lorsqu’il se mobilise dans la proximité, peut offrir l’image de ce que craint par-dessus tout le système dominant : la gratuité, la solidarité, l’esprit critique, l’engagement. Dans les territoires, des « écosystèmes » alternatifs au technocapitalisme se mettent déjà en place. C’est une autre forme de société qui est en train d’apparaître, dans laquelle le marché, la puissance publique et la société civile agissent enfin en complémentarité, mais comprennent aussi qu’elles doivent « s’empêcher » mutuellement, pour que l’ensemble apporte davantage de liberté et de justice.

Mondialisation

Thibault Isabel : Pouvez-vous nous donner des exemples susceptibles de prouver qu’un modèle alter-technocapitaliste est possible ?

Renaud Vignes : Le Pays Basque, notamment, se trouve à la pointe d’une forme de reconquête de sa souveraineté sociale et économique. Au cœur de cette reconquête, on peut isoler un triptyque : l’identité, la monnaie, l’énergie. L’attachement des habitants pour ce territoire marqué par des années de lutte violente en faveur de l’autonomie joue un rôle de catalyseur. L’eusko (la monnaie locale) est l’une des pièces maîtresses de cet écosystème alternatif. En cinq ans, elle est devenue la première monnaie locale d’Europe – même la mairie de Bayonne l’a intégrée comme moyen de paiement. Identité et écologie se nourrissent l’une de l’autre : c’est pour cette raison qu’une société de production d’énergie a été créée (I-ENER), détenue majoritairement par les habitants, qui sont ainsi devenus ces nouveaux capitalistes que j’appelle de mes vœux. La société I-ENER développe un parc de panneaux photovoltaïques qu’elle pose sur les toits des édifices publics, mis à disposition par les municipalités. L’engagement des conseils municipaux est fondamental. L’objectif affiché est clair : relocaliser la production d’énergie verte au Pays Basque, en faisant appel au financement citoyen. Aujourd’hui, neuf projets ont été réalisés pour un investissement de 450 000 euros. Six autres l’ont été au cours de l’année 2018, et vingt-cinq supplémentaires sont à planifier.

Thibault Isabel : Le principe des coopératives peut également contribuer à replacer les outils de production directement entre les mains des initiatives locales….

Renaud Vignes : Oui, Michel Berry (Mines Paris Tech) propose d’ailleurs un autre exemple de reconstruction d’une dynamique territoriale. Dans un article paru dans The conversation le 16 janvier 2019, il décrit le cas exemplaire d’un territoire qui se redresse par ses propres moyens. Dans le pays agricole de Figeac, une petite coopérative a refusé le déclin : avec persévérance et imagination, elle a réinventé la stratégie agricole de son territoire. Dominique Olivier, le directeur de la coopérative, explique le constat sévère qui a permis une prise de conscience des acteurs : « Nous étions confrontés à une perte globale de valeur ajoutée avec un territoire rural en déclin, où s’imposait un marché dérégulé, soumis aux fluctuations impossibles à anticiper des marchés mondiaux. Jadis, il existait une importante production locale de fraises et autres fruits rouges, mais, désormais, les fruits venaient de Pologne, d’Ukraine ou du Chili. La main-d’œuvre familiale n’existait plus, les fermes s’étant agrandies et robotisées, les productions à forte valeur ajoutée avaient disparu. Le monde rural cédait la place à l’agriculture entrepreneuriale. »

Les enfants d’agriculteurs aimeraient rester au pays et leurs parents aimeraient les y garder, à condition qu’ils aient une qualité de vie décente.

Une première phase d’étude a montré que les enfants d’agriculteurs aimeraient rester au pays et que leurs parents aimeraient les y garder, à condition qu’ils aient une qualité de vie décente. Là encore, il s’est agi de travailler sur l’identité du Pays de Figeac en valorisant la production locale. Aujourd’hui, c’est une réussite économique et sociale. Recentrée sur les produits régionaux, la coopérative a ouvert plusieurs magasins. Alors qu’en 2000 son chiffre d’affaires était de 150 000 euros, il est aujourd’hui de 3 millions pour le magasin de Figeac et de 5 millions pour l’ensemble des magasins.

Fort de ce premier succès, et se rendant compte que, dans les rayons viande des grandes surfaces de Figeac, rien ne provenait du territoire, la coopérative a décidé de créer sa propre boucherie qui emploie désormais, dans trois succursales, onze bouchers qu’elle a formés en leur faisant passer des CAP, créant et préservant ainsi de la valeur ajoutée sur le territoire. Suite logique de cette nouvelle dynamique, les acteurs locaux ont lancé un projet mutualisé de construction de 7 hectares de toits photovoltaïques sur 190 bâtiments agricoles. Les agriculteurs financent à 20% leur installation, le reste étant emprunté par une société commune à tous les projets. Celle-ci reverse un tiers des bénéfices aux fondateurs, met un deuxième tiers en réserve et réinvestit le reste au service de projets locaux. Enfin, face aux contraintes de mobilité dans ce territoire rural, un appel d’offres a été lancé auprès des entreprises locales pour acquérir une vingtaine de voitures électriques et mettre en place des espaces de covoiturage. Un labo de la mobilité a même été créé pour étudier toutes les formes possibles de mobilité durable. L’ensemble forme un tout très cohérent où se retrouvent les principes d’identité, de participation active des habitants et de réappropriation des ressources locales.

Mondialisation

Thibault Isabel : La ville de Barcelone, à partir de la fin des années 2000, a elle aussi mené des actions en vue de relocaliser l’économie. Ces initiatives s’inscrivaient dans l’attachement des Catalans à leur culture régionale et leur demande accrue d’autonomie. Pouvez-vous nous en dire un mot ?

Renaud Vignes : Le quartier de Poblenou était autrefois l’un des plus importants quartiers industriels d’Europe. Dès la fin des années 1990, les élus se sont interrogés sur son avenir et ont décidé, comme de nombreuses autres métropoles, d’inscrire sa nouvelle dynamique dans le modèle technocapitaliste dont ils sentaient l’émergence. Cette première phase s’est déroulée sans impliquer la population du quartier et a favorisé l’attraction d’activités et de personnes dépourvues d’ancrage local. Il s’agissait donc d’un développement exogène, qui a eu pour conséquences de créer des emplois nomades et, au travers du phénomène de « gentrification », a provoqué une transformation sociologique et urbanistique majeure. Ce tissu nomade a subi de plein fouet la crise de 2008.

Cette politique d’empowerment des habitants dans la gestion temporaire d’espaces publics, ainsi que la confiance dans leur capacité à imaginer des solutions innovantes, ont constitué les prémices de la réorientation du modèle barcelonais de ville créative.

C’est alors que les Barcelonais eux-mêmes ont décidé, avec la collectivité, de reprendre en main l’avenir de Poblenou. Des projets éducatifs, sportifs, culturels, agricoles ou alimentaires ont ainsi émergé dans les espaces en creux de la ville. Cette politique d’empowerment des habitants dans la gestion temporaire d’espaces publics, ainsi que la confiance dans leur capacité à imaginer des solutions innovantes, ont constitué les prémices de la réorientation du modèle barcelonais de ville créative. Une deuxième phase a permis de favoriser la réappropriation collective des technologies, pour en faire des outils au service de la réindustrialisation et du développement social et écologique de l’ensemble de la ville de Barcelone.

Ces réflexions ont donné naissance au projet Fab City, présenté en 2011 lors de la Conférence internationale des Fab Labs à Lima (Pérou). Le projet souhaitait réinventer les modes de production et de consommation urbaines, à l’aune des techniques de fabrication digitale. Les protagonistes de ce projet se sont appuyés sur le potentiel des Fab Labs pour imaginer la création d’une quinzaine de « micro-usines de proximité » installées dans chaque quartier de Barcelone. Ces usines, autogérées par les habitants, devaient être capables d’assurer la production et le recyclage de biens et de services, en fonction des besoins des quartiers. Les machines, les matériaux et les ressources humaines de ces lieux ont été adaptés aux enjeux culturels, environnementaux et socio-économiques locaux.

Il est important de noter que les trois exemples que j’ai décrits – le Pays Basque, Figeac et Poblenou – représentent des réponses au contexte social actuel qui est le nôtre. Au-delà de la légitime fierté d’avoir reconquis ce qui n’aurait jamais dû échapper aux habitants, les actions entreprises mises bout à bout (alimentation, énergie, mobilité, urbanisme, relocalisation) représentent des gains de pouvoir d’achat non négligeables, en particulier pour ceux qui ne disposent que de revenus modestes.

Vous pouvez commander le livre de Renaud Vignes, L’impasse, sur le site de CitizenLab.

L'impasse Renaud Vignes Mondialisation

Par Jean-Sébastien Bressy – 28 décembre 2018

 

Les artistes aiment à se faire passer aujourd’hui pour des rebelles, et ils ne manquent pas de vilipender tous ceux qu’ils jugent « ringards », « beaufs » ou « rétrogrades », c’est-à-dire « arriérés ». Mais ces professionnels de la rébellion, qui gonflent leur portefeuille à grands coups de leçons de morale faussement progressistes, savent-ils encore vraiment ce que signifie la révolte ?

 

Pourquoi les « gilets jaunes » sont, peut-être, plus importants pour l’avenir de la planète -et donc de nos enfants-  que les COP (21, 23), les forums sociaux et autres actions des altermondialistes

Par Bernard Vatrican – le 6/1/19


Ce titre, volontairement un peu provocateur, entend nous sensibiliser à une nécessaire révision de nos priorités.

L’enjeu majeur, aujourd’hui, c’est bien «la fin du monde» – sinon, plus de «fins de mois» !

Au dérèglement climatique s’en ajoutent deux autres : le dérèglement économique et social (les 60 personnes les plus riches de la planète possèdent autant que les 3 milliards les plus pauvres) ; le dérèglement politique (la perte de confiance dans le système représentatif et les élites traditionnelles, avec, comme effet induit, ce que l’on appelle la montée des populismes). Or, les trois sont liés.