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Clefs de compréhension de la monnaie, de ses fonctions, de son rôle de lien social
Publié le 11 juin 2018, dans sur le site de l’institut Veblen


Vous avez probablement déjà entendu parler de ces étranges petites monnaies qui se lancent ça et là, en France et ailleurs, et qui posent de nombreuses questions aux autorités publiques, aux élus locaux, aux entreprises, aux habitants du territoire. Pour certains il s’agit de « gadgets » sans impact réel sur l’économie et la société. Pour d’autres, ces monnaies annoncent au contraire une profonde mutation de l’approche des territoires, de l’organisation des échanges et finalement, de la façon même dont nous définissons la richesse dans nos sociétés. Mais qu’en est-il réellement ? Ces monnaies font parler d’elles mais elles sont en réalité très peu connues. Et si nous avons créé ce MOOC, c’est précisément pour expliquer de quoi il s’agit concrètement, de vous permettre de comprendre les enjeux derrière ces monnaies, et notamment de les situer dans le cadre de l’action publique. Nous vous parlerons ainsi du fonctionnement des différents types de monnaies complémentaires, des objectifs que ces monnaies poursuivent, du rôle qu’elles peuvent jouer dans le développement local, dans la cohésion sociale, et dans la transition vers des territoires durables.

Ce MOOC est le fruit d’une collaboration entre l’Institut Veblen, le Cnfpt et l’association Citégo. La formation a été délivrée sur la plateforme FUN MOOC.

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Clefs de compréhension de la monnaie – présentation

Avant d’aborder les monnaies complémentaires, il est essentiel de comprendre le cadre général dans lequel elles s’inscrivent. Cette séance a pour objectif de poser des clés de compréhension de la monnaie, elle se compose de cinq séquences. On s’intéressera d’abord à la monnaie de tous les jours : qui la produit, comment est-elle produite et utilisée, sous quelles formes  ? Dans la deuxième séquence, on s’interrogera sur la place accordée à la monnaie dans les théories, ce qui nous permettra de comprendre certains des défis et des enjeux du développement des monnaies complémentaires. Le point crucial est que la monnaie n’est pas neutre du point de vue des valeurs sociales et morales. Le développement de monnaies complémentaires est, en conséquence, lié à des valeurs particulières. La troisième séquence abordera une question essentielle soulevée par les monnaies complémentaires : celle de la pluralité des monnaies et de sa légitimité. On apportera les premiers éléments de réponse à partir d’un regard historique, mais évidemment la question sera traitée au fil des autres séances de ce MOOC. S’intéresser aux monnaies complémentaires suppose de se poser la question de la concurrence ou de la complémentarité entre monnaies, sujet abordé par la quatrième séquence. Après avoir regardé le fonctionnement général des monnaies, les valeurs qui les portent, leur place dans la pensée économique, nous introduirons dans la dernière séquence de cette séance la question de la territorialisation de la monnaie.

Références

- Aglietta Michel, «  Whence and Whither Money ?  », in The Future of Money, Paris, OECD, 2002, p. 31 72. Version française. Accès au document
- Alary Pierre, Blanc Jérôme, Desmedt Ludovic, Théret Bruno (dir.), Théories françaises de la monnaie : une anthologie, Paris, PUF, 2016, 330 p.
- Alary Pierre, Blanc Jérôme, «  Monnaie et monnaies : pluralité et articulations  », Revue Française de Socio-Économie, 9 janvier 2014, vol. 12, no 2, p. 15 25. Accès à l’article
- Alary Pierre, «  La genèse de la monnaie : les théories économiques face aux enseignements de l’anthropologie et de l’histoire  », Cahiers d’économie Politique / Papers in Political Economy, 11 mai 2009, no 56, p. 129 149. Accès à l’article
- Blanc Jérôme, «  Usages de l’argent et pratiques monétaires  », in Steiner Philippe, Vatin François (dir.), Traité de sociologie économique, Paris, PUF, «  Quadrige  », 2009, p. 649 688. Accès à une version auteur
- Blanc Jérôme, Les monnaies parallèles : unité et diversité du fait monétaire, Paris, L’Harmattan, 2000, 351 p.
- Fare Marie, Repenser la monnaie. Transformer les territoires, faire société, Paris, Editions Charles Léopold Mayer – Institut Veblen pour les réformes économiques, 2016, 107 p. Accès à l’ouvrage
- Whitaker Celina, Lamarche Thomas, Ahmed Pepita Ould, Ponsot Jean-François, «  L’expérience des monnaies complémentaires : questionner et redéfinir le lien des citoyens à la monnaie  », Revue de la régulation. Capitalisme, institutions, pouvoirs, 19 octobre 2015, no 18, p. 1 13. Accès à l’article


La monnaie de tous les jours

Cette séquence s’intéresse à la monnaie de tous les jours : qui la produit, comment elle est émise, sous quelle forme est-elle émise et utilisée, et surtout les tensions qu’elle incorpore, entre bien public et bien privé.

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Deux grandes formes de la monnaie : Monnaie manuelle et monnaie scripturale

La monnaie du quotidien est à plus de 90 % de la monnaie scripturale, c’est-à-dire une monnaie inscrite sur des comptes bancaires.

Le reste, c’est de la monnaie manuelle (billets, pièces). Leur importance varie selon les pays : relativement faible en France, fort en Allemagne (billets de 500 euros par exemple).

Monnaie scripturale : monnaie inscrite sur des comptes bancaires, appelée aussi «  monnaie de dépôt  » ou «  monnaie de banque  ». Elle circule entre les comptes bancaires grâce à des moyens de paiement : virements, prélèvements, chèques, cartes bancaires, TIP, etc.

Monnaie manuelle : les pièces et les billets.

Il semble y avoir un mouvement historique de «  dématérialisation  », dont l’achèvement n’est cependant pas certain. En Europe, ce processus est engagé par les pouvoirs publics, par des mesures de petits pas comme l’abaissement de plafonds au-dessus desquels on ne peut pas utiliser les billets. Cela n’évince pas radicalement la monnaie manuelle mais réduit l’étendue de son usage. Dans d’autres cas, on observe des tentatives de dématérialisation qui produisent une grande violence contre la société : cf. le cas de l’Inde en 2016-17

Pour finir sur la monnaie scripturale, on peut dire que celle-ci est aussi «  matérielle  » : elle suppose des outils techniques matériels et une dépense d’énergie. En outre, elle pose le problème majeur de la traçabilité complète des flux monétaires, et donc celui d’une surveillance renforcée de la population.

La création monétaire

Pour l’essentiel, la monnaie aujourd’hui est créée par des opérations de crédit bancaire. Lorsqu’une banque fait un crédit à un client, elle crédite son compte et cela crée de la monnaie. C’est en apparence très simple. Mais la création n’est pas faite à partir de rien («  ex nihilo  ») car le crédit est réalisé en contrepartie d’une créance sur le client, qui est un droit sur la richesse qu’il produira. Le crédit est fourni moyennant le paiement d’un intérêt sur le capital. C’est un point essentiel, qui signifie que l’emprunteur doit faire croître ses revenus pour rembourser l’intérêt. Il y a donc ici une pression à la croissance économique du fait même de la nature de la création monétaire.

Les banques sont en concurrence pour la création monétaire (puisqu’elles sont en concurrence pour les clients et donc pour les crédits). Mais, vu globalement, seul le système bancaire peut créer de la monnaie. Il y a donc un monopole bancaire sur la création monétaire. Les banques sont inscrites dans un système dont la tête est la banque centrale. Celle-ci émet sa propre monnaie (la «  monnaie banque centrale  ») qui circule entre les banques. C’est une forme de monnaie ultime. Il faut relativiser cette situation : elle est très datée historiquement. On verra dans la 3e séquence de cette séance que, historiquement, d’autres formes de création monétaire ont existé.

C’est au pouvoir souverain qu’il revient effectivement de définir le nom de l’unité de compte, les symboles monétaires (images sur les moyens de paiement manuels) ainsi que le régime de change (de fixe à flottant). Mais le pouvoir souverain délègue aussi une partie de ses prérogatives à la banque centrale. La banque centrale mène la politique monétaire (principalement par l’utilisation du taux d’intérêt pour jouer sur l’activité économique en rendant les crédits plus chers ou moins chers) et elle contrôle plus ou moins la création monétaire des banques commerciales. Les banques centrales sont aujourd’hui des organisations publiques ou privées généralement indépendantes des pouvoirs politiques et dotées d’une mission précise (en Europe, la «  stabilité monétaire  »). On peut remarquer que la BCE (Banque Centrale Européenne) est assez particulière car elle est non seulement indépendante, mais elle n’a pas non plus de comptes à rendre au-delà d’une simple présentation trimestrielle et annuelle, très formelle, de sa politique auprès du Parlement européen. Il y a en cela une absence de réel contrôle démocratique de la BCE.

Cette absence de contrôle démocratique, et le fait que la banque centrale soit d’autant plus éloignée des préoccupations des citoyens qu’elle est européenne, joue un rôle non négligeable dans la volonté de groupes de citoyens de se «  réapproprier  » la monnaie.

La monnaie entre un bien public et un bien de réseau

La monnaie est un bien public au sens où il s’agit d’une infrastructure nécessaire pour le déploiement de l’activité économique. Son existence sert donc les intérêts de tous. C’est aussi un «  bien-réseau  » car son utilité croît avec sa diffusion (comme le téléphone ou le langage).

Il existe une contradiction dans l’existence même de la monnaie entre cette nature de bien public et de réseau et sa création et sa gestion par des organismes privés, que sont les banques, comme on vient de le voir. Les banques en effet créent et gèrent la monnaie dans le but de leur propre profit – cela peut aller dans le sens de l’intérêt général, mais rien ne permet de penser que les activités privées sont toujours compatibles avec l’intérêt général (notamment du point de vue de l’orientation de leurs financements, comme on le voit aujourd’hui avec le financement bancaire d’activités incompatibles avec la lutte contre le réchauffement climatique). Ce point permet aussi de comprendre une partie de la volonté de groupes de citoyens de se «  réapproprier  » la monnaie : l’orienter prioritairement vers une utilité collective.

Il existe une autre contradiction dans la monnaie : c’est une contradiction entre son rôle de circulation (comme moyen de paiement) et la capacité des usagers à se l’approprier (c’est-à-dire qu’on la stocke pour épargner et projeter son pouvoir d’achat dans le futur).

Les tensions et contradictions autour de la monnaie

Entre sa nature de bien public, sa gestion et son émission privée  ; entre son rapport à la souveraineté et sa délégation à des entités privées  ; entre son rôle de moyen de paiement et son rôle de conservation de la richesse. Et tout ceci permet de mieux comprendre la volonté citoyenne de modifier cet ordre monétaire, en élaborant des projets monétaires associatifs et territorialisés qui sont destinés d’emblée à servir l’utilité collective. Sur cette base, on va voir par la suite, ce que dit la théorie de la monnaie et, à ce titre, ce qu’apportent les monnaies complémentaires.

Références

- Aglietta Michel, «  Whence and Whither Money ?  », in The Future of Money, Paris, OECD, 2002, p. 31 72. Version française. Accès au document
- Blanc Jérôme, «  Usages de l’argent et pratiques monétaires  », in Steiner Philippe, Vatin François (dir.), Traité de sociologie économique, Paris, PUF, «  Quadrige  », 2009, p. 649 688. Accès à uneversion auteur


La monnaie dans les théories

Que dit la théorie sur la monnaie  ? La théorie économique hésite entre une vision de la monnaie comme marchandise ou comme actif, et une vision de la monnaie comme une donnée issue de la souveraineté. Les sciences sociales proposent une autre vision de la monnaie, comme «  fait social total  » dans lequel les fonctions proprement économiques sont encastrées dans des logiques sociales, politiques, culturelles, etc. On peut alors comprendre que la monnaie véhicule des valeurs sociales particulières, et qu’elle n’est jamais neutre de ce point de vue.

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La théorie économique a un problème avec la monnaie

L’économie politique moderne (c’est-à-dire l’économie politique classique) naît en mettant la monnaie en arrière-plan de son analyse et en la neutralisant : on considère que sa présence complexifie inutilement l’analyse  ; on raisonne donc sur une économie dite réelle, c’est-à-dire où l’on produit et où l’on échange sans monnaie  ; on considère alors que la monnaie est neutre, c’est-à-dire qu’elle ne modifie pas l’analyse quand on la réintègre. C’est ainsi un simple «  voile  » posé sur l’économie réelle.

Cette vision d’une monnaie voile a été largement partagée et l’est encore dans une certaine mesure, dans les théories économiques de type libéral.

Les «  hétérodoxies  », c’est-à-dire les pensées économiques qui s’opposent à la pensée dominante actuelle, sont construites au contraire sur une vision de la monnaie comme non pas neutre (c’est-à-dire sans effet sur l’activité économique) mais active (c’est-à-dire avec une influence sur l’évolution de la production de richesses) et d’une économie non réelle mais directement monétaire.

La monnaie comme bien ou actif

Dans une première approche, c’est un bien ou un actif, et donc c’est dans tous les cas une marchandise. C’est un «  bien  » dans la théorie économique au XIXe siècle : un bien précieux, car on tend à assimiler la monnaie aux métaux précieux qui constituent les espèces. C’est un «  actif  » dans la théorie économique d’après la seconde guerre mondiale : un actif un peu différent des actifs financiers (titres comme actions et obligations) mais qui relève néanmoins d’une même logique d’arbitrage rentabilité / risque pour son détenteur. Dans tous les cas, on pense la monnaie comme marchandise car elle fait l’objet d’une offre et d’une demande, qui détermine sa valeur. Cette valeur marchande est alors à la fois le taux d’intérêt et le taux de change.

La monnaie comme un bien : une marchandise assimilée aux métaux précieux qui constituent les espèces.

La monnaie comme un actif : C’est une marchandise assimilée aux actifs financiers.

Dans une seconde approche, la monnaie est une donnée issue de la souveraineté : c’est une «  fiat money  », une monnaie décrétée par l’Etat ou le souverain. A ce titre, elle n’a pas forcément de valeur par elle-même et peut ne porter aucune rentabilité. Elle est juste un signe de souveraineté qui s’impose aux agents économiques, et qui facilite alors leurs transactions.

La monnaie produit de la souveraineté : c’est une «  fiat money  » ou monnaie fiduciaire, décrétée par l’Etat ou le souverain et dont la valeur repose sur la confiance dans l’autorité souveraine.

On le voit, la monnaie oscille entre l’univers du marché et l’univers de l’Etat, entre bien privé et bien public. Mais en aucun cas la monnaie ne relève, dans la théorie économique, de la société civile ou d’autres types d’organisations comme les municipalités etc.

Or c’est précisément la particularité qui apparaît avec le développement des monnaies associatives depuis les années 1980.

La monnaie comme un «  fait social total  »

Le «  fait social total  » est un concept élaboré par Marcel Mauss (années 20) pour décrire des phénomènes qui engagent la totalité de la société et de ses institutions, ou un grand nombre d’entre-elles.

La monnaie comme fait social :
- engage toute la société et ses institutions
- ne naît pas du besoin des marchés
- peut avoir des fonctions non-marchandes

Appliqué à la monnaie (Aglietta, Orléan, Théret, Servet), cela signifie plusieurs choses. La monnaie n’est pas inventée pour briser les inconvénients du troc. Dans cette vision, en effet, qui remonte au dernier tiers du XVIIIe siècle, la monnaie naît du besoin des marchés. D’autres hypothèses sont avancées, en effet, pour expliquer l’apparition et l’usage des pièces, en particulier, au 7e siècle avant JC : (1) fiscalité (la monnaie est émise pour payer des dépenses du souverain et elle revient dans ses caisses par l’impôt), (2) action religieuse (de paiement des sacrifiants aux prêtres qui exécutent les sacrifices pour leur compte). On a donc d’autres explications à l’émergence des pièces et il y a un consensus pour penser que l’explication marchande de l’origine des pièces et de la monnaie n’est pas pertinente.

Au-delà de la question de l’origine de la monnaie, le point crucial de cette conception de la monnaie comme fait social total, est que la monnaie n’est pas consubstantiellement liée au marché et aux échanges marchands. La monnaie qui est employée pour la protection sociale (la sécu, les retraites etc.) n’est pas employée dans une logique de marché mais dans une logique de redistribution. Par ailleurs, il existe aujourd’hui des monnaies qui véhiculent des usages non marchands, comme les banques de temps ou les systèmes d’échange local (formes de monnaies associatives) (comme on le verra dans les séances suivantes de ce MOOC) : on met alors davantage l’accent sur la réciprocité que sur l’échange marchand.

La monnaie et les systèmes de valeurs sociales et morales

On peut d’abord déduire de ce qui précède, que les usages marchands ne sont que l’un des aspects des usages de la monnaie : la monnaie sert aussi à réaliser des dons, des paiements d’impôts et d’obligations diverses, des paiements de cotisation et d’allocations redistributives, etc.

En conséquence, on peut comprendre que la monnaie véhicule non seulement des pratiques particulières (pas toutes marchandes), mais aussi des valeurs morales particulières. La monnaie n’est donc pas neutre au plan des valeurs, et rien n’oblige que ces valeurs soient celles d’un individualisme marchand.

Michel Aglietta et André Orléan ont théorisé ce point en considérant une dimension «  éthique  » de la confiance dans la monnaie : c’est ce qui relève d’une adhésion des usagers à un système de valeurs ou à un projet politique porté par le système monétaire.

On peut ainsi lire la monnaie sous l’angle de systèmes de valeurs et par conséquent de son «  encastrement  » dans un système d’idées (qui est le «  politique  » au sens le plus large du terme). L’euro, par exemple, a été construit dans un système d’idées néolibéral (avec un accent sur la concurrence, l’idée d’une efficience du marché supérieure à tout autre organisation de l’économie, etc.). Et de ce point de vue le bitcoin porte un projet qui est un approfondissement libéral, via le refus des frontières, des règles étatiques et du système bancaire. A l’inverse, des monnaies associatives sont construites sur d’autres bases, notamment des systèmes d’idées qui valorisent un développement soutenable à l’échelle locale.

Conclusion

Il nous semble que la vision que l’économie dominante a de la monnaie est restrictive et ne permet pas de voir l’étendue des usages non marchands de la monnaie, et qu’elle nie le fait que la monnaie porte des valeurs particulières. On peut comprendre par là qu’une pluralité de monnaies peut servir une pluralité de valeurs.

Références

Alary Pierre, Blanc Jérôme, Desmedt Ludovic, Théret Bruno (dir.), Théories françaises de la monnaie : une anthologie, Paris, PUF, 2016, 330 p.

Alary Pierre, «  La genèse de la monnaie : les théories économiques face aux enseignements de l’anthropologie et de l’histoire  », Cahiers d’économie Politique / Papers in Political Economy, 11 mai 2009, no 56, p. 129 149. Accès à l’article


La pluralité historique des monnaies

Les séances qui suivent porteront sur des monnaies dites complémentaires. Cela fait référence au fait qu’il existe non pas seulement une monnaie, celle qu’on utiliserait au quotidien, mais aussi d’autres monnaies. On observe en réalité une pluralité de monnaies dans la société. Nous verrons dans cette séquence la dimension historique de la pluralité, c’est-à-dire que différents types de monnaie ont cohabité au cours de l’histoire. Chaque monnaie remplissait un rôle particulier, en fonction des besoins, des utilisateurs et des contraintes. Cela nous amènera à questionner donc l’idée d’une monnaie unique, le rapport au crédit et le rôle des banques et des Etats.

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En guise de préambule, on peut poser que les formes monétaires actuelles sont situées au plan historique et du point de vue des sociétés. Nous utilisons aujourd’hui de la monnaie sous forme papier, métallique et scripturale. Il est utile de souligner le caractère daté historiquement de ces formes, pour relativiser l’importance de ce qu’on utilise aujourd’hui.

L’émergence des pièces

Les pièces émergent au VIIe siècle avant Jésus-Christ, en Lydie, sous la forme d’alliages d’argent et d’or.

Le grand débat relatif aux pièces a longtemps été de savoir si le contenu métallique de ces pièces devait être de même valeur que la valeur des pièces, autrement dit, s’il fallait faire coïncider le cours légal des pièces et la valeur de leur contenu métallique. Cette question était particulièrement vive à la Renaissance.

Le problème sous-jacent est celui de l’inflation et de la confiance. Le débat a d’abord semblé trancher dans le sens d’une monnaie métallique dite «  pleine  » : c’est-à-dire qu’une monnaie est «  pleinement  » monnaie si son support métallique lui fournit sa valeur. Mais, au XXe siècle, c’est la position «  fiduciariste  » qui l’a emporté : le métal ne fait que porter le moyen de paiement, il ne lui donne plus sa valeur. Cette position est conforme, à vrai dire, au rôle réel du papier et des échanges scripturaux, qui dominent très largement la circulation monétaire aujourd’hui. On peut ici se remémorer l’expression de Keynes (employée dans un sens légèrement différent) en 1923 lorsque, opposé à l’étalon-or, il a déclaré que l’or était une «  relique barbare  ».

Les pièces en métal précieux
Les espèces de métal précieux en effet ne sont pas accessibles aux gens ordinaires. On constate des besoins différenciés d’espèces : les gens ordinaires ont besoin de pièces de peu de valeur pour réaliser des paiements quotidiens. On voit ici une différence nette entre l’usage en paiement et l’usage en réserve de la monnaie.

En conséquence, le peuple utilise, historiquement, des pièces de faible contenu métallique (en particulier le billon (=cuivre + argent + plomb, qu’on appelle parfois «  monnaies noires  » quand il y a très peu d’argent), mais aussi sous d’autres formes et avec d’autres métaux vils). Ces pièces peuvent être émises par des ateliers monétaires officiels, mais certaines sont émises en dehors de toute logique de souveraineté monétaire, pour pallier des insuffisances de circulation monétaire, comme par exemple en Angleterre au XVIIIe siècle où ces monnaies (qu’on appelle alors tokens, jetons) abondent. L’histoire monétaire regorge ainsi d’épisodes d’émissions dites de nécessité ou d’urgence, parfois très sauvages, de ces pièces, jetons, etc.

L’émergence de la monnaie papier

La monnaie papier émerge d’abord en Chine au VIIe siècle, puis en Europe au XVIIe siècle (Suède et Angleterre). Son émergence est en réalité de deux types :

Monnaie de papier convertible : ce sont des billets généralement émis par des banques à partir du XVIIe siècle : le papier est mis en circulation par des banques lors d’opérations de crédit. Le papier mis en circulation est alors remboursable en métal précieux stocké dans les coffres de la banque. Le problème qui se pose est alors celui de la proportion minimale d’espèces à conserver par les banques, pour pouvoir émettre plus de papier que d’espèces détenues sans prendre de risques inconsidérés de banqueroute. On n’évite pas toujours la banqueroute, et l’histoire monétaire est pleine d’échecs à partir desquels on construit des systèmes en principe plus sûrs.

Papier monnaie inconvertible : le papier monnaie inconvertible consiste en billets généralement émis par les Etats (les Trésors) comme titres de dette publique. Ils ne sont pas remboursables en espèces, mais sont utilisables pour payer les impôts. Le problème qui se pose alors est celui de plafonner les émissions pour ne pas noyer la circulation monétaire sous le papier et déclencher des inflations importantes. C’est le problème clé de l’assignat dans la France révolutionnaire des années 1790. Là encore, l’histoire monétaire est pleine de crises monétaires liées à la surémission de papier monnaie d’Etat.

Notons qu’initialement le papier qui circule est d’un montant élevé : il touche peu les transactions des gens ordinaires. De plus petites coupures arrivent à partir du XIXe siècle et surtout au XXe siècle.

La monnaie scripturale

La monnaie scripturale est en réalité la plus ancienne, au sens où on dispose de traces très anciennes d’une comptabilité monétaire sans attester de moyens de paiement physiques. C’est aussi la plus massive aujourd’hui encore puisque, on l’a vu, plus de 90% de la masse monétaire est aujourd’hui constituée de monnaie scripturale, c’est-à-dire d’écritures en compte.

Conclusion : Quelles leçons tirer  ?

D’abord, des leçons sur le rapport entre la monnaie, les banques et le crédit. Ce qui précède laisse entendre que la monnaie n’est pas forcément bancaire. Les pièces métalliques sont d’abord, historiquement, émises par le souverain ou l’Etat, pour régler ses dépenses, ou contre un apport en métal précieux. De même, le papier n’est pas toujours bancaire : il peut être un papier d’Etat. Idem pour la monnaie scripturale. Il faut donc relativiser le rôle des banques et du crédit dans la création monétaire.

Ensuite, des leçons sur la monnaie du point de vue populaire ou des gens ordinaires. Les gens ordinaires utilisent une ou des monnaies qui ne correspondent pas forcément à la monnaie officielle et aux formes considérées comme nobles de la monnaie. Ils recourent aussi, historiquement, très fréquemment à des systèmes de cumul et de compensation des dettes, notamment lorsque la petite monnaie fait défaut. C’est souvent ce qu’on appelle des tailles, qui consistent pour un commerçant à enregistrer des micro-dettes pour les payer plus tard. Cela existe encore aujourd’hui dans certains lieux en France.

Enfin, des leçons sur les pratiques monétaires elles-mêmes. On observe dans les sociétés occidentales que beaucoup de moyens de paiement ne sont utilisés que dans des espaces, des réseaux et pour des usages restreints. Ce sont plutôt des monnaies à usages spécifiques (Polanyi) que des monnaies à tous usages.

Au final, on peut considérer que les monnaies associatives qui émergent aujourd’hui (et sur lesquelles porteront les séances suivantes de ce MOOC) rencontrent certaines de ces problématiques connues de longue date.

Si on observe historiquement et jusqu’à aujourd’hui encore une pluralité de monnaies, et non pas comme on le croit trop souvent une seule et même monnaie pour tous et pour tous les usages, alors il y a une question importante à traiter, que l’on examinera dans la séquence suivante : comment ces monnaies sont-elles articulées  ; est-on dans des logiques de concurrence entre elles ou au contraire de complémentarité  ?

Références

Blanc Jérôme, Les monnaies parallèles : unité et diversité du fait monétaire, Paris, L’Harmattan, 2000, 351 p.


Comment coexiste la pluralité des monnaies

Comme nous l’avons évoqué précédemment, dans un espace où sont utilisées plusieurs monnaies, la question de leurs articulations et de leurs hiérarchies se pose. L’hypothèse économiste de la concurrence entre monnaies doit être relativisée par une autre hypothèse, celle de complémentarité. On peut alors adopter une vision plus fine des articulations entre monnaies, qui permet de mieux prendre en compte le potentiel de chaque type de monnaie.

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Concurrence : c’est la manière dont les économistes pensent habituellement la pluralité des monnaies

La concurrence suppose que les monnaies en présence sont substituables, c’est-à-dire qu’elles sont commensurables (on peut les mesurer les unes par rapport aux autres) et convertibles (on peut transférer un avoir d’une monnaie en une autre) et la concurrence suppose aussi que ces monnaies peuvent être utilisées pour les mêmes usages. La concurrence est donc une caractéristique des monnaies qui sont relativement semblables. Mais quel sens accorder à la concurrence : est-ce un état stable ou un mode de sélection (faisant passer d’une pluralité de monnaies en concurrence à la présence finale d’une seule monnaie)  ? Ce n’est pas tranché par les économistes. La concurrence relève en tout cas de comportements rationnels mettant en regard des moyens alternatifs  ; les meilleurs gagnent, le reste disparaît. En fait, en matière de monnaie, les meilleurs ne gagnent pas forcément : la fameuse La «  loi de Gresham  » indique que les «  bonnes monnaies  » (celles stables et appréciées) sont captées et mises de côté pour conserver la richesse, et qu’il ne reste en circulation que les monnaies de moins bonne qualité (on s’en défait car on ne veut pas les conserver) Or, précisément, en matière de monnaies, la plupart des projets associatifs (comme on le verra dans la suite de ce MOOC) se concentrent sur le rôle de circulation de la monnaie au détriment de la conservation de la richesse. La «  loi de Gresham  » est alors tout sauf un problème, puisque l’objectif est de faire circuler la monnaie, et non pas qu’elle soit stockée et inutilisée parce qu’elle serait «  bonne  ».

Les formes de complémentarité entre monnaies

Au-delà de la concurrence, il existe des formes de complémentarité : la manière dont la plupart des promoteurs de nouvelles formes de monnaies (à caractère associatif notamment) pensent ces monnaies. Il y a deux grandes formes de complémentarité : – Quand les usages ne sont pas équivalents (on ne fait pas les mêmes choses avec les banques de temps et le bitcoin par exemple). Ici on peut parler de «  supplémentarité  » au sens où une monnaie permet de faire des choses différentes de ce que permet de faire une autre monnaie. C’est un grand argument pour justifier la création de monnaies qui apportent de la supplémentarité. – Quand on utilise conjointement deux monnaies différentes, on parle de «  simultanéité  » (ce qui est le cas des monnaies locales et de l’euro par exemple).

Beaucoup de monnaies alternatives aujourd’hui sont pensées comme complémentaires et non pas substituables à l’euro, soit du fait de la supplémentarité, soit du fait de la simultanéité. Ce MOOC met l’accent sur les formes complémentaires, avec en plus une dimension locale, et c’est pourquoi le bitcoin n’entre pas dans le champ.

Les limites de la complémentarité

La complémentarité peut être transformée par l’introduction de logiques de concurrence : par exemple quand un individu compare le prix d’un bien en monnaie interne et en monnaie nationale. Ce glissement a été observé par exemple dans le cas du trueque (Argentine) vers 2003, avec le développement de pratiques d’arbitrage voire de spéculation qui ont réduit la confiance dans ce système et qui l’ont soumis à une logique de concurrence à l’égard du peso et du dollar. Quand le peso est redevenu plus disponible, le trueque a été déprécié dans tous les sens du terme. Or, précisément, on peut identifier deux stabilisateurs principaux de la complémentarité.

Le premier stabilisateur tient dans la nature du projet politique porté par cette monnaie et le fait que ce projet soit partagé par tous. Plus le projet politique est puissant, plus il conduit à mettre au second plan les logiques de calcul rationnel qui portent la concurrence. C’est ce qu’on a évoqué précédemment avec la notion de «  confiance éthique  », qui associe la monnaie à un système de valeurs particulier. Les monnaies complémentaires portent généralement des projets politiques au sens où elles sont fondées sur un système de valeur, qui en général est formulé dans les statuts de l’association ou sous forme de charte.

Le second stabilisateur prend la forme de contraintes pesant sur la commensurabilité (la capacité de mesure) et sur la convertibilité (la capacité de transfert) entre monnaies. Cela isole en effet une monnaie par rapport à une autre et rend plus difficile l’arbitrage et la spéculation. Mais le revers de la médaille est que ces deux stabilisateurs freinent aussi la diffusion volontaire de ces monnaies, puisque cela rend leur usage plus contraignant.

Conclusion : la coexistence entre monnaies

La concurrence et la complémentarité sont deux manières différentes de voir coexister une pluralité de monnaies. La complémentarité peut venir de la supplémentarité des usages ou de leur simultanéité. Mais la complémentarité peut être contaminée par des pratiques de concurrence. La force du projet politique et les contraintes de convertibilité limitent ce risque, mais aussi freinent la diffusion de ces monnaies. Il se trouve que les dynamiques de monnaies complémentaires sont aujourd’hui essentiellement territoriales. On va donc examiner par la suite le rapport de la monnaie au territoire.

Références

Alary Pierre, Blanc Jérôme, «  Monnaie et monnaies : pluralité et articulations  », Revue Française de Socio-Économie, 9 janvier 2014, vol. 12, no 2, p. 15 25. Accès à l’article

En savoir plus

Sénécal Stéphane, Une autre façon d’échanger : exemple du trueque argentin et du trueque de Venado Tuerto, BIM, 23 et 30 novembre 2004, 8p. Accès à l’ article


Comment penser le rôle de la monnaie à l’échelle locale  ?

Après avoir abordé le fonctionnement général de la monnaie aujourd’hui, la façon dont on peut la théoriser, la pluralité des monnaies et la façon dont cette pluralité coexiste, nous nous intéressons dans cette séquence à la question de la territorialisation de la monnaie. Quel rôle la monnaie peut-elle avoir sur un territoire  ? La question se pose en termes de flux, d’(inter)dépendance et de complémentarité entre territoires. Mais aussi en termes de capacité d’une monnaie territoriale à mobiliser efficacement les acteurs économiques de ce territoire et à créer des dynamiques positives de circulation (emploi, revenus, consommation, production).

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Quel territoire pour la circulation monétaire  ?

La construction historique des Etats-nations a imposé le principe d’une monnaie circulant sur l’ensemble du territoire national, que celui-ci soit de la taille de la Suisse ou des Etats-Unis.

Cette association a commencé à être critiquée par Robert Mundell (économiste canadien, 1961), dans le cadre d’une théorie des zones monétaires optimales. Mundell s’interroge sur le territoire optimal pour une monnaie, dans des termes exclusivement économiques : ils ne font entrer en ligne de compte ni les découpages politiques, ni les logiques de monnaies associatives ou citoyennes dont on reparlera dans ce MOOC. Mundell s’interroge : étant donné la structure des productions et des échanges en Amérique du nord, il vaudrait peut-être mieux avoir un dollar de l’est et un dollar de l’ouest de l’Amérique du nord, plutôt qu’un dollar du nord (canadien) et un dollar du sud (états-unien). Ce type d’analyse, qui cherche à identifier les facteurs permettant de réaliser des ajustements économiques intrazone, a été appliqué à la zone euro en construction, avec pour conclusion dans les années 1990 que la future zone euro ne serait pas optimale. Au-delà de cela, on peut retenir pour notre propos que le territoire de circulation de la monnaie n’est pas indissociable de l’espace de souveraineté politique.

On peut alors raisonner sur le rapport territoire / monnaie en s’interrogeant sur la capacité d’une monnaie territoriale à mobiliser efficacement les acteurs économiques de ce territoire. On vient alors à raisonner sur deux concepts liés : multiplicateur local et vitesse de circulation. Mais aussi à raisonner sur le rapport de la monnaie au financement et au système financier.

Multiplicateur local et fuites

Il s’agit ici d’appliquer un raisonnement inspiré de Keynes (1936). Keynes (avec d’autres) a construit un concept appelé «  multiplicateur  » (d’investissement notamment). Il nous dit par quel facteur k une dépense initiale engendre un revenu supplémentaire, du fait de la circulation de la dépense en vagues successives. L’ampleur de ces vagues est d’autant plus importante qu’on consomme beaucoup des revenus que l’on touche et que cette consommation s’adresse à des produits fabriqués sur place.

Certains (en particulier à la New Economics Foundation, NEF) ont appliqué ce raisonnement à un territoire local. L’objectif est d’évaluer sa capacité à engendrer des revenus, ou, symétriquement, sa dépendance à l’égard de l’extérieur (pour la fourniture de ses revenus et pour les biens consommés). Dans ce cas, le multiplicateur est d’autant plus élevé qu’il y a peu de fuites internes (immobilisation des revenus (on détient de l’argent sans l’utiliser)) et de fuites externes (fuite vers l’extérieur des revenus par consommation ailleurs que sur le territoire, ou auprès de fournisseurs qui achètent eux-mêmes à l’extérieur). Le multiplicateur local nous dit quel effet d’entraînement l’injection d’un revenu sur un territoire a sur ce même territoire.

Quel lien avec la monnaie  ?

Un territoire local peut être associé à une monnaie locale, comme on le voit de plus en plus en France et ailleurs (On reverra ce point de façon plus approfondi dans une séance ultérieure).

Pour que le multiplicateur soit élevé, il faut faire en sorte de réduire les fuites internes et les fuites externes. Réduire les fuites internes peut être fait par la fonte (une taxe prélevée à intervalles réguliers sur la monnaie détenue) et autres mesures incitatives permettant d’accélérer la circulation en remettant la monnaie en mouvement. Réduire les fuites des revenus vers l’extérieur peut être fait en limitant les reconversions de la monnaie locale en monnaie ordinaire (via leur limitation aux seuls professionnels et/ou des frais de change).

Ainsi, la monnaie locale peut être un vecteur de dynamisation de l’activité, de l’emploi et du pouvoir d’achat interne. C’est le pari (réussi) dans plusieurs localités, dont Fortaleza (Brésil) avec l’expérience du Palmas, ou dans plusieurs bidonvilles au Kenya.

Vitesse de circulation de la monnaie

La vitesse de circulation de la monnaie est un autre indicateur qui nous dit combien de fois une unité monétaire est employée pendant un an.

Cette vitesse de circulation s’est fortement réduite dans les économies occidentales depuis la crise. La monnaie, notamment, est captée par la finance et circule moins abondamment sur les territoires, dans l’économie réelle.

Là encore, les monnaies locales (ou alternatives) peuvent avoir un rôle positif du fait qu’elles sont isolées du système financier et ne peuvent circuler que dans l’économie dite réelle.

On observe effectivement dans certains cas (mais pas dans tous) une vitesse de circulation de la monnaie plus élevée dans les monnaies alternatives : en Allemagne avec le chiemgauer, en France avec le SOL violette, en Suisse avec le WIR etc.

Mais attention à ne pas trop mettre l’accent sur la vitesse et le multiplicateur : la construction mathématique du multiplicateur et de la vitesse de circulation de la monnaie est telle que plus le territoire est petit, plus ils peuvent être élevés avec une monnaie locale. Mais, en même temps, les quantités produites et consommées sont si petites que cela n’a plus de sens.

Le rapport que la monnaie entretient avec le financement des activités

Au-delà de la circulation de la monnaie, un point essentiel, en effet, est le bon accès au financement des ménages et des entreprises situées sur le territoire.

Or sur certains territoires défavorisés on observe souvent deux points : (1) D’une part, un système financier qui ne maille pas suffisamment le territoire, faute de rentabilité suffisante pour les banques classiques. Il y a un défaut d’agences bancaires et de personnel dédié. (2) D’autre part, un système financier qui injecte peu de financement sur ce territoire, se contentant de collecter et gérer les épargnes en les recyclant à l’extérieur du territoire.

Quelles solutions par rapport à ces problèmes  ?

Première solution, «  l’inclusion financière  », qui est promue aujourd’hui par les institutions internationales. Elle repose sur à la fois une éducation aux (bonnes) pratiques financières et un meilleur accès des populations aux services financiers. Cette perspective a son intérêt… et ses limites : (1) limites liées au faible maillage de certains territoires, (2) risques de surendettement, (3) responsabilisation à outrance des individus alors que les banques peuvent être responsables de mauvaises informations et de mauvaises pratiques, (4) fuite des épargnes collectées hors du territoire.

Sur toutes ces questions, on peut avancer l’intérêt de circuits courts financiers, où une partie des épargnes collectées est réutilisée pour des financements locaux, sans être injectées dans les circuits financiers transnationaux.

Ces circuits cours financiers peuvent être doublés d’une monnaie locale, comme on le voit au Brésil (cas du Palmas à Fortaleza), qui permet de maintenir sur le territoire local des financements qui sont attribués en monnaie locale.

Mais attention, les circuits courts financiers ne sont pas la panacée non plus car l’intérêt d’un système financier élargi est précisément la circulation des capitaux et la réduction des risques ou des faiblesses d’un territoire considéré isolément.

Les conditions de la territorialisation monétaire

La territorialisation de la circulation monétaire et du financement a son intérêt, mais à plusieurs conditions :

Première condition, elle ne doit pas consister en une fermeture avec volonté autarcique : la monnaie locale doit rester complémentaire de la monnaie nationale ou de l’euro.

Deuxième condition, cette territorialisation doit permettre de renforcer les moyens de financement des populations et des entreprises locales.

Troisième condition, cette territorialisation peut être l’occasion d’un approfondissement démocratique par la participation des citoyens à l’orientation des flux de financements.

Certaines monnaies associatives permettent d’avancer dans ces directions. On va le voir par la suite avec d’autres séances portant plus spécifiquement sur les monnaies complémentaires.

Références

- Fare Marie, Repenser la monnaie. Transformer les territoires, faire société, Paris, Editions Charles Léopold Mayer – Institut Veblen pour les réformes économiques, 2016, 107 p. Accès à l’ouvrage

Whitaker Celina, Lamarche Thomas, Ahmed Pepita Ould, Ponsot Jean-François, «  L’expérience des monnaies complémentaires : questionner et redéfinir le lien des citoyens à la monnaie  », Revue de la régulation. Capitalisme, institutions, pouvoirs, 19 octobre 2015, no 18, p. 1 13. Accès à l’article

En savoir plus

Daniela Campos Martins, Finances solidaires : Le cas de la Banque Palmas à Fortaleza, Brésil, 2009, 18p. Accès au document

Exemple de la monnaie locale Bangla Pesa, au Kenya

 

Il y a des voix qu’on n’oublie pas. D’autres qui ont été oubliées, alors qu’elles ne méritaient pas de l’être. La mémoire sélective de la société du spectacle passe parfois à côté d’authentiques génies qui ont marqué souterrainement leur époque, mais qui n’intéressent plus la nôtre. Jean-Sébastien Bressy nous fait redécouvrir un immense chanteur français, poète du quotidien qui a défendu toute sa vie une conception populaire et exigeante de son art.


 

Le 26 août 2011, dans le cimetière d’Ivry, plus de mille cinq-cents admirateurs venus de la France entière disaient adieu à Allain Leprest. « Qui est Allain Leprest ? », demanderont, hélas, la plupart des gens en entendant ce nom.

Leprest, ce pierrot lunaire.

Né en 1954 à Mont-Saint-Aignan, Allain Leprest est un auteur-interprète de chansons françaises, héritier de Brel, Brassens, Ferrat, Gainsbourg, Gréco, qui ont donné ses lettres de noblesse au Paris rive-gauche des années cinquante et soixante. Depuis cette époque, les cabarets où se mêlaient le petit peuple, les journalistes et les producteurs ont disparu. Les rares endroits de ce genre encore ouverts sont devenus des lieux folkloriques pour touristes provinciaux ou japonais, à qui il faut bien faire croire que le Paris qu’ils imaginent existe encore. C’est peut-être cette évolution qui a condamné Allain Leprest à ne jamais connaître la gloire de ses prédécesseurs.

Pourtant, Allain Leprest – pierrot lunaire, gracieux et déguenillé, à la voix rauque et fragile, au regard bleu et espiègle – ne laissait personne indifférent parmi ceux qui eurent la chance de le voir sur scène. Nougaro le considérait comme le « plus grand auteur français » ; Higelin, Ferrat, Fugain, Gréco l’ont chanté ou ont posé leur musique sur ses textes ; Aznavour et Michel Drucker le saluèrent lors de sa disparition (mais qu’ont-ils fait pour lui ?) et Jean d’Ormesson lâcha même sur France Inter : « Allain Leprest, le Rimbaud du XXe siècle ! »

Au-delà de sa force d’interprétation, c’est son travail sur les mots qui mérite l’attention, car il témoigne à la fois d’une créativité foisonnante et d’une maîtrise de la forme. La langue de Leprest est à la fois singulière et populaire, proche du milieu ouvrier dans lequel il a grandi et auquel il resta fidèle tout au long de son existence.

On était pas riche, et même un peu pauvre,

« Pauv’d’accord mais propre » qu’il disait tonton,

J’y croyais un peu, et, comme la foi sauve,

On était si pauvre qu’on en sentait bon.

(« On était pas riche »)

Les couleurs, les images, l’atmosphère normandes qui ont bercé son enfance l’ont fortement impressionné et marqueront toute son œuvre.

J’ai laissé des sioux, des cailloux,

Des joujoux, des poux, des z’hibous,

Des arc-en-cieux, des carnavaux,

Et trois mille chevals au galop ! (…)

Un cri avalé de travers,

L’harmonica faux de mon frère,

Et du vent à qui veut le prendre

Dans le jardin de mes parents,

A Mont-Saint-Aignan, près de Rouen.

(« Mont-Saint-Aignan »)

Il pleut sur la mer et ça nous ressemble.

De l’eau dans de l’eau, c’est nous tout craché,

Et nos yeux fondus au cœur de septembre

Regardent rouler ces larmes gâchées.

Curieuse avalanche

Sur la Manche.

(…)

Il pleut sur la mer et ça sert à rien,

A rien et à rien, mais quoi sert à quoi ?

Les cieux, c’est leur droit d’avoir du chagrin.

Des nuages indiens vident leur carquois.

C’est l’été comanche

Sur la manche.

(« Il pleut sur la mer »)

Ses textes nous ramènent aussi dans l’atmosphère des bistrots qu’il a assidûment fréquentés.

Mon café littéraire,

C’est devant le cimetière

Et le libraire du coin.

Vaut mieux aller en face

Chercher la dédicace

D’un académicien.

Son premier manuscrit

Fut à la bombe écrit

Contre sa devanture.

Au café littéraire,

On a déjà les verres,

Apporter l’écriture.

(« Mon café littéraire »)

Dans les vapeurs d’alcool (« Quand j’ai vu, je bois double ») et la fumée des cigarettes, « La gitane » fut mis en musique par Richard Galliano.

Je la voyais danser, danser,

La gitane sur le paquet

Des cigarettes de papa.

Elle avait une robe en papier,

Des yeux bleus comme la fumée

Et la peau couleur de tabac.

O belle brune qui se fume,

En ce siècle où tout se consume

Entre nos doigts jaunes et se jette,

O toi qui portera mon deuil,

Demain, couché dans le cercueil

De mon étui de cigarettes !

(« La gitane »)

Allain Leprest

En mémoire d’un temps oublié.

Des milliers de personnes se sont reconnues dans ces mots simples, remarquablement choisis et mis en forme. C’est la culture populaire dans ce qu’elle a de plus original, de plus touchant, de plus vivant, mais aussi de plus exigeant. Un art sans prétention et sans concession, qui ne trouve plus sa place entre l’art contemporain subventionné et la culture de masse décérébrante. Un art qui se tourne vers l’essentiel, vers l’émotion et le travail de la matière (les mots, en l’occurrence) et pour lequel l’« image » et la « communication » n’ont aucune forme d’importance.

Malgré cela, le cimetière d’Ivry était plein, ce 26 août 2011, de gens de tous âges, de toutes confessions, de toutes origines sociales ou ethniques. Le cimetière était plein d’une société en voie de dissolution, qui se serre les coudes et qui subsiste, contre vents et marées.

Il faut découvrir Leprest, et avec lui soutenir les petits lieux de résistance qui lui ont permis d’exister : les théâtres abandonnés par les pouvoirs publics, qui croulent sous des normes et des législations insupportables, les associations et les bénévoles qui défendent une culture dite « alternative », qui n’est rien d’autre en fait que la culture de tous, la culture populaire telle qu’elle a toujours existé avant d’être remplacée par la culture de masse.

Voilà à quoi pensaient sans doute ses admirateurs et amis, réunis autour de sa dépouille, alors qu’il avait mis fin à ses jours. Et sa voix rocailleuse raisonnait dans toutes les têtes.

Nu, j’ai vécu nu,

Naufragé de naissance

Sur l’île de mal-enfance

Dont nul n’est revenu.

Nu, le torse nu,

Je voudrais qu’on m’inhume

Dans mon plus beau posthume,

Pacifiste inconnu.

(« Nu »)

Jean-Sébastien Bressy
Article publié sur le site l’Inactuelle

 

par Michel Maffesoli


Michel Maffesoli, professeur émérite à la Sorbonne, membre de l’Institut Universitaire de France, nous donne son analyse du phénomène des “gilets jaunes” et des grandes mutations qui touchent la société française.


Contrairement à ce que disent de nombreux commentateurs, les « gilets jaunes » ne constituent pas un phénomène complètement inédit. Certes, la dégradation de certains de nos lieux et monuments les plus symboliques, les violences physiques, les blessures, les incendies sont des événements particuliers, d’une intensité importante. Mais, comme le notait déjà Durkheim, tout phénomène « d’effervescence » sociale sécrète des « à côté » incontrôlables.

Le « clapotis des causes secondes » ne doit pas nous empêcher de voir ce qui est essentiel : ainsi le fait d’entendre parler de « refus de la représentation », de « déni de la démocratie », d’un mouvement qu’on ne peut pas canaliser, etc. En bref, il s’agit d’un mouvement sans leader et sans revendication explicite ou en tout cas rationnelle ; et d’un mouvement comme les commentateurs le constatent avec dépit dans lequel « on ne peut plus distinguer les “vrais” gilets jaunes des casseurs ».

Nous manquons de temps. Au cœur de ce constat, il y a deux grands phénomènes. Le premier est économique. Il a été décrit par Gary Becker. Avec lui, le temps apparaît comme un actif économique, un capital fini amené à devenir de plus en plus rare. Le deuxième est d’ordre sociologique et a été développé par Hartmut Rosa qui propose de relire l’histoire moderne à l’aune du concept d’accélération sociale…..

Pour lire l’article complet :

https://theconversation.com/la-valeur-du-temps-au-coeur-du-grand-bouleversement-de-nos-societes-97504

Samedi 27 octobre, s’est tenue à Marseille, une consultation citoyenne ouverte à tous les citoyens, transparente, non partisane.
La thématique choisie portait sur « Erasmus+ et la mobilité des jeunes ».

Pour rappel, l’objectif d’une consultation citoyenne est d’organiser un temps d’échange avec les citoyens sur l’Europe.  Elle donne la priorité à l’expression citoyenne et à sa restitution. Aux citoyens de débattre de l’avenir de l’Europe, de s’exprimer sur leurs attentes, leurs déceptions, d’émettre des propositions et des souhaits, de dire ce qui plait et ce qui plait moins dans l’Union européenne aujourd’hui.

Des intervenants de qualité ont accepté de participer samedi à cette consultation, pour animer le débat et répondre aux interrogations.