Il y a des voix qu’on n’oublie pas. D’autres qui ont été oubliées, alors qu’elles ne méritaient pas de l’être. La mémoire sélective de la société du spectacle passe parfois à côté d’authentiques génies qui ont marqué souterrainement leur époque, mais qui n’intéressent plus la nôtre. Jean-Sébastien Bressy nous fait redécouvrir un immense chanteur français, poète du quotidien qui a défendu toute sa vie une conception populaire et exigeante de son art.
Le 26 août 2011, dans le cimetière d’Ivry, plus de mille cinq-cents admirateurs venus de la France entière disaient adieu à Allain Leprest. « Qui est Allain Leprest ? », demanderont, hélas, la plupart des gens en entendant ce nom.
Leprest, ce pierrot lunaire.
Né en 1954 à Mont-Saint-Aignan, Allain Leprest est un auteur-interprète de chansons françaises, héritier de Brel, Brassens, Ferrat, Gainsbourg, Gréco, qui ont donné ses lettres de noblesse au Paris rive-gauche des années cinquante et soixante. Depuis cette époque, les cabarets où se mêlaient le petit peuple, les journalistes et les producteurs ont disparu. Les rares endroits de ce genre encore ouverts sont devenus des lieux folkloriques pour touristes provinciaux ou japonais, à qui il faut bien faire croire que le Paris qu’ils imaginent existe encore. C’est peut-être cette évolution qui a condamné Allain Leprest à ne jamais connaître la gloire de ses prédécesseurs.
Pourtant, Allain Leprest – pierrot lunaire, gracieux et déguenillé, à la voix rauque et fragile, au regard bleu et espiègle – ne laissait personne indifférent parmi ceux qui eurent la chance de le voir sur scène. Nougaro le considérait comme le « plus grand auteur français » ; Higelin, Ferrat, Fugain, Gréco l’ont chanté ou ont posé leur musique sur ses textes ; Aznavour et Michel Drucker le saluèrent lors de sa disparition (mais qu’ont-ils fait pour lui ?) et Jean d’Ormesson lâcha même sur France Inter : « Allain Leprest, le Rimbaud du XXe siècle ! »
Au-delà de sa force d’interprétation, c’est son travail sur les mots qui mérite l’attention, car il témoigne à la fois d’une créativité foisonnante et d’une maîtrise de la forme. La langue de Leprest est à la fois singulière et populaire, proche du milieu ouvrier dans lequel il a grandi et auquel il resta fidèle tout au long de son existence.
On était pas riche, et même un peu pauvre,
« Pauv’d’accord mais propre » qu’il disait tonton,
J’y croyais un peu, et, comme la foi sauve,
On était si pauvre qu’on en sentait bon.
(« On était pas riche »)
Les couleurs, les images, l’atmosphère normandes qui ont bercé son enfance l’ont fortement impressionné et marqueront toute son œuvre.
J’ai laissé des sioux, des cailloux,
Des joujoux, des poux, des z’hibous,
Des arc-en-cieux, des carnavaux,
Et trois mille chevals au galop ! (…)
Un cri avalé de travers,
L’harmonica faux de mon frère,
Et du vent à qui veut le prendre
Dans le jardin de mes parents,
A Mont-Saint-Aignan, près de Rouen.
(« Mont-Saint-Aignan »)
Il pleut sur la mer et ça nous ressemble.
De l’eau dans de l’eau, c’est nous tout craché,
Et nos yeux fondus au cœur de septembre
Regardent rouler ces larmes gâchées.
Curieuse avalanche
Sur la Manche.
(…)
Il pleut sur la mer et ça sert à rien,
A rien et à rien, mais quoi sert à quoi ?
Les cieux, c’est leur droit d’avoir du chagrin.
Des nuages indiens vident leur carquois.
C’est l’été comanche
Sur la manche.
(« Il pleut sur la mer »)
Ses textes nous ramènent aussi dans l’atmosphère des bistrots qu’il a assidûment fréquentés.
Mon café littéraire,
C’est devant le cimetière
Et le libraire du coin.
Vaut mieux aller en face
Chercher la dédicace
D’un académicien.
Son premier manuscrit
Fut à la bombe écrit
Contre sa devanture.
Au café littéraire,
On a déjà les verres,
Apporter l’écriture.
(« Mon café littéraire »)
Dans les vapeurs d’alcool (« Quand j’ai vu, je bois double ») et la fumée des cigarettes, « La gitane » fut mis en musique par Richard Galliano.
Je la voyais danser, danser,
La gitane sur le paquet
Des cigarettes de papa.
Elle avait une robe en papier,
Des yeux bleus comme la fumée
Et la peau couleur de tabac.
O belle brune qui se fume,
En ce siècle où tout se consume
Entre nos doigts jaunes et se jette,
O toi qui portera mon deuil,
Demain, couché dans le cercueil
De mon étui de cigarettes !
(« La gitane »)
En mémoire d’un temps oublié.
Des milliers de personnes se sont reconnues dans ces mots simples, remarquablement choisis et mis en forme. C’est la culture populaire dans ce qu’elle a de plus original, de plus touchant, de plus vivant, mais aussi de plus exigeant. Un art sans prétention et sans concession, qui ne trouve plus sa place entre l’art contemporain subventionné et la culture de masse décérébrante. Un art qui se tourne vers l’essentiel, vers l’émotion et le travail de la matière (les mots, en l’occurrence) et pour lequel l’« image » et la « communication » n’ont aucune forme d’importance.
Malgré cela, le cimetière d’Ivry était plein, ce 26 août 2011, de gens de tous âges, de toutes confessions, de toutes origines sociales ou ethniques. Le cimetière était plein d’une société en voie de dissolution, qui se serre les coudes et qui subsiste, contre vents et marées.
Il faut découvrir Leprest, et avec lui soutenir les petits lieux de résistance qui lui ont permis d’exister : les théâtres abandonnés par les pouvoirs publics, qui croulent sous des normes et des législations insupportables, les associations et les bénévoles qui défendent une culture dite « alternative », qui n’est rien d’autre en fait que la culture de tous, la culture populaire telle qu’elle a toujours existé avant d’être remplacée par la culture de masse.
Voilà à quoi pensaient sans doute ses admirateurs et amis, réunis autour de sa dépouille, alors qu’il avait mis fin à ses jours. Et sa voix rocailleuse raisonnait dans toutes les têtes.
Nu, j’ai vécu nu,
Naufragé de naissance
Sur l’île de mal-enfance
Dont nul n’est revenu.
Nu, le torse nu,
Je voudrais qu’on m’inhume
Dans mon plus beau posthume,
Pacifiste inconnu.
(« Nu »)
Jean-Sébastien Bressy
Article publié sur le site l’Inactuelle
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