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Clefs de compréhension de la monnaie, de ses fonctions, de son rôle de lien social
Publié le 11 juin 2018, dans sur le site de l’institut Veblen


Vous avez probablement déjà entendu parler de ces étranges petites monnaies qui se lancent ça et là, en France et ailleurs, et qui posent de nombreuses questions aux autorités publiques, aux élus locaux, aux entreprises, aux habitants du territoire. Pour certains il s’agit de « gadgets » sans impact réel sur l’économie et la société. Pour d’autres, ces monnaies annoncent au contraire une profonde mutation de l’approche des territoires, de l’organisation des échanges et finalement, de la façon même dont nous définissons la richesse dans nos sociétés. Mais qu’en est-il réellement ? Ces monnaies font parler d’elles mais elles sont en réalité très peu connues. Et si nous avons créé ce MOOC, c’est précisément pour expliquer de quoi il s’agit concrètement, de vous permettre de comprendre les enjeux derrière ces monnaies, et notamment de les situer dans le cadre de l’action publique. Nous vous parlerons ainsi du fonctionnement des différents types de monnaies complémentaires, des objectifs que ces monnaies poursuivent, du rôle qu’elles peuvent jouer dans le développement local, dans la cohésion sociale, et dans la transition vers des territoires durables.

Ce MOOC est le fruit d’une collaboration entre l’Institut Veblen, le Cnfpt et l’association Citégo. La formation a été délivrée sur la plateforme FUN MOOC.

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Clefs de compréhension de la monnaie – présentation

Avant d’aborder les monnaies complémentaires, il est essentiel de comprendre le cadre général dans lequel elles s’inscrivent. Cette séance a pour objectif de poser des clés de compréhension de la monnaie, elle se compose de cinq séquences. On s’intéressera d’abord à la monnaie de tous les jours : qui la produit, comment est-elle produite et utilisée, sous quelles formes  ? Dans la deuxième séquence, on s’interrogera sur la place accordée à la monnaie dans les théories, ce qui nous permettra de comprendre certains des défis et des enjeux du développement des monnaies complémentaires. Le point crucial est que la monnaie n’est pas neutre du point de vue des valeurs sociales et morales. Le développement de monnaies complémentaires est, en conséquence, lié à des valeurs particulières. La troisième séquence abordera une question essentielle soulevée par les monnaies complémentaires : celle de la pluralité des monnaies et de sa légitimité. On apportera les premiers éléments de réponse à partir d’un regard historique, mais évidemment la question sera traitée au fil des autres séances de ce MOOC. S’intéresser aux monnaies complémentaires suppose de se poser la question de la concurrence ou de la complémentarité entre monnaies, sujet abordé par la quatrième séquence. Après avoir regardé le fonctionnement général des monnaies, les valeurs qui les portent, leur place dans la pensée économique, nous introduirons dans la dernière séquence de cette séance la question de la territorialisation de la monnaie.

Références

- Aglietta Michel, «  Whence and Whither Money ?  », in The Future of Money, Paris, OECD, 2002, p. 31 72. Version française. Accès au document
- Alary Pierre, Blanc Jérôme, Desmedt Ludovic, Théret Bruno (dir.), Théories françaises de la monnaie : une anthologie, Paris, PUF, 2016, 330 p.
- Alary Pierre, Blanc Jérôme, «  Monnaie et monnaies : pluralité et articulations  », Revue Française de Socio-Économie, 9 janvier 2014, vol. 12, no 2, p. 15 25. Accès à l’article
- Alary Pierre, «  La genèse de la monnaie : les théories économiques face aux enseignements de l’anthropologie et de l’histoire  », Cahiers d’économie Politique / Papers in Political Economy, 11 mai 2009, no 56, p. 129 149. Accès à l’article
- Blanc Jérôme, «  Usages de l’argent et pratiques monétaires  », in Steiner Philippe, Vatin François (dir.), Traité de sociologie économique, Paris, PUF, «  Quadrige  », 2009, p. 649 688. Accès à une version auteur
- Blanc Jérôme, Les monnaies parallèles : unité et diversité du fait monétaire, Paris, L’Harmattan, 2000, 351 p.
- Fare Marie, Repenser la monnaie. Transformer les territoires, faire société, Paris, Editions Charles Léopold Mayer – Institut Veblen pour les réformes économiques, 2016, 107 p. Accès à l’ouvrage
- Whitaker Celina, Lamarche Thomas, Ahmed Pepita Ould, Ponsot Jean-François, «  L’expérience des monnaies complémentaires : questionner et redéfinir le lien des citoyens à la monnaie  », Revue de la régulation. Capitalisme, institutions, pouvoirs, 19 octobre 2015, no 18, p. 1 13. Accès à l’article


La monnaie de tous les jours

Cette séquence s’intéresse à la monnaie de tous les jours : qui la produit, comment elle est émise, sous quelle forme est-elle émise et utilisée, et surtout les tensions qu’elle incorpore, entre bien public et bien privé.

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Deux grandes formes de la monnaie : Monnaie manuelle et monnaie scripturale

La monnaie du quotidien est à plus de 90 % de la monnaie scripturale, c’est-à-dire une monnaie inscrite sur des comptes bancaires.

Le reste, c’est de la monnaie manuelle (billets, pièces). Leur importance varie selon les pays : relativement faible en France, fort en Allemagne (billets de 500 euros par exemple).

Monnaie scripturale : monnaie inscrite sur des comptes bancaires, appelée aussi «  monnaie de dépôt  » ou «  monnaie de banque  ». Elle circule entre les comptes bancaires grâce à des moyens de paiement : virements, prélèvements, chèques, cartes bancaires, TIP, etc.

Monnaie manuelle : les pièces et les billets.

Il semble y avoir un mouvement historique de «  dématérialisation  », dont l’achèvement n’est cependant pas certain. En Europe, ce processus est engagé par les pouvoirs publics, par des mesures de petits pas comme l’abaissement de plafonds au-dessus desquels on ne peut pas utiliser les billets. Cela n’évince pas radicalement la monnaie manuelle mais réduit l’étendue de son usage. Dans d’autres cas, on observe des tentatives de dématérialisation qui produisent une grande violence contre la société : cf. le cas de l’Inde en 2016-17

Pour finir sur la monnaie scripturale, on peut dire que celle-ci est aussi «  matérielle  » : elle suppose des outils techniques matériels et une dépense d’énergie. En outre, elle pose le problème majeur de la traçabilité complète des flux monétaires, et donc celui d’une surveillance renforcée de la population.

La création monétaire

Pour l’essentiel, la monnaie aujourd’hui est créée par des opérations de crédit bancaire. Lorsqu’une banque fait un crédit à un client, elle crédite son compte et cela crée de la monnaie. C’est en apparence très simple. Mais la création n’est pas faite à partir de rien («  ex nihilo  ») car le crédit est réalisé en contrepartie d’une créance sur le client, qui est un droit sur la richesse qu’il produira. Le crédit est fourni moyennant le paiement d’un intérêt sur le capital. C’est un point essentiel, qui signifie que l’emprunteur doit faire croître ses revenus pour rembourser l’intérêt. Il y a donc ici une pression à la croissance économique du fait même de la nature de la création monétaire.

Les banques sont en concurrence pour la création monétaire (puisqu’elles sont en concurrence pour les clients et donc pour les crédits). Mais, vu globalement, seul le système bancaire peut créer de la monnaie. Il y a donc un monopole bancaire sur la création monétaire. Les banques sont inscrites dans un système dont la tête est la banque centrale. Celle-ci émet sa propre monnaie (la «  monnaie banque centrale  ») qui circule entre les banques. C’est une forme de monnaie ultime. Il faut relativiser cette situation : elle est très datée historiquement. On verra dans la 3e séquence de cette séance que, historiquement, d’autres formes de création monétaire ont existé.

C’est au pouvoir souverain qu’il revient effectivement de définir le nom de l’unité de compte, les symboles monétaires (images sur les moyens de paiement manuels) ainsi que le régime de change (de fixe à flottant). Mais le pouvoir souverain délègue aussi une partie de ses prérogatives à la banque centrale. La banque centrale mène la politique monétaire (principalement par l’utilisation du taux d’intérêt pour jouer sur l’activité économique en rendant les crédits plus chers ou moins chers) et elle contrôle plus ou moins la création monétaire des banques commerciales. Les banques centrales sont aujourd’hui des organisations publiques ou privées généralement indépendantes des pouvoirs politiques et dotées d’une mission précise (en Europe, la «  stabilité monétaire  »). On peut remarquer que la BCE (Banque Centrale Européenne) est assez particulière car elle est non seulement indépendante, mais elle n’a pas non plus de comptes à rendre au-delà d’une simple présentation trimestrielle et annuelle, très formelle, de sa politique auprès du Parlement européen. Il y a en cela une absence de réel contrôle démocratique de la BCE.

Cette absence de contrôle démocratique, et le fait que la banque centrale soit d’autant plus éloignée des préoccupations des citoyens qu’elle est européenne, joue un rôle non négligeable dans la volonté de groupes de citoyens de se «  réapproprier  » la monnaie.

La monnaie entre un bien public et un bien de réseau

La monnaie est un bien public au sens où il s’agit d’une infrastructure nécessaire pour le déploiement de l’activité économique. Son existence sert donc les intérêts de tous. C’est aussi un «  bien-réseau  » car son utilité croît avec sa diffusion (comme le téléphone ou le langage).

Il existe une contradiction dans l’existence même de la monnaie entre cette nature de bien public et de réseau et sa création et sa gestion par des organismes privés, que sont les banques, comme on vient de le voir. Les banques en effet créent et gèrent la monnaie dans le but de leur propre profit – cela peut aller dans le sens de l’intérêt général, mais rien ne permet de penser que les activités privées sont toujours compatibles avec l’intérêt général (notamment du point de vue de l’orientation de leurs financements, comme on le voit aujourd’hui avec le financement bancaire d’activités incompatibles avec la lutte contre le réchauffement climatique). Ce point permet aussi de comprendre une partie de la volonté de groupes de citoyens de se «  réapproprier  » la monnaie : l’orienter prioritairement vers une utilité collective.

Il existe une autre contradiction dans la monnaie : c’est une contradiction entre son rôle de circulation (comme moyen de paiement) et la capacité des usagers à se l’approprier (c’est-à-dire qu’on la stocke pour épargner et projeter son pouvoir d’achat dans le futur).

Les tensions et contradictions autour de la monnaie

Entre sa nature de bien public, sa gestion et son émission privée  ; entre son rapport à la souveraineté et sa délégation à des entités privées  ; entre son rôle de moyen de paiement et son rôle de conservation de la richesse. Et tout ceci permet de mieux comprendre la volonté citoyenne de modifier cet ordre monétaire, en élaborant des projets monétaires associatifs et territorialisés qui sont destinés d’emblée à servir l’utilité collective. Sur cette base, on va voir par la suite, ce que dit la théorie de la monnaie et, à ce titre, ce qu’apportent les monnaies complémentaires.

Références

- Aglietta Michel, «  Whence and Whither Money ?  », in The Future of Money, Paris, OECD, 2002, p. 31 72. Version française. Accès au document
- Blanc Jérôme, «  Usages de l’argent et pratiques monétaires  », in Steiner Philippe, Vatin François (dir.), Traité de sociologie économique, Paris, PUF, «  Quadrige  », 2009, p. 649 688. Accès à uneversion auteur


La monnaie dans les théories

Que dit la théorie sur la monnaie  ? La théorie économique hésite entre une vision de la monnaie comme marchandise ou comme actif, et une vision de la monnaie comme une donnée issue de la souveraineté. Les sciences sociales proposent une autre vision de la monnaie, comme «  fait social total  » dans lequel les fonctions proprement économiques sont encastrées dans des logiques sociales, politiques, culturelles, etc. On peut alors comprendre que la monnaie véhicule des valeurs sociales particulières, et qu’elle n’est jamais neutre de ce point de vue.

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La théorie économique a un problème avec la monnaie

L’économie politique moderne (c’est-à-dire l’économie politique classique) naît en mettant la monnaie en arrière-plan de son analyse et en la neutralisant : on considère que sa présence complexifie inutilement l’analyse  ; on raisonne donc sur une économie dite réelle, c’est-à-dire où l’on produit et où l’on échange sans monnaie  ; on considère alors que la monnaie est neutre, c’est-à-dire qu’elle ne modifie pas l’analyse quand on la réintègre. C’est ainsi un simple «  voile  » posé sur l’économie réelle.

Cette vision d’une monnaie voile a été largement partagée et l’est encore dans une certaine mesure, dans les théories économiques de type libéral.

Les «  hétérodoxies  », c’est-à-dire les pensées économiques qui s’opposent à la pensée dominante actuelle, sont construites au contraire sur une vision de la monnaie comme non pas neutre (c’est-à-dire sans effet sur l’activité économique) mais active (c’est-à-dire avec une influence sur l’évolution de la production de richesses) et d’une économie non réelle mais directement monétaire.

La monnaie comme bien ou actif

Dans une première approche, c’est un bien ou un actif, et donc c’est dans tous les cas une marchandise. C’est un «  bien  » dans la théorie économique au XIXe siècle : un bien précieux, car on tend à assimiler la monnaie aux métaux précieux qui constituent les espèces. C’est un «  actif  » dans la théorie économique d’après la seconde guerre mondiale : un actif un peu différent des actifs financiers (titres comme actions et obligations) mais qui relève néanmoins d’une même logique d’arbitrage rentabilité / risque pour son détenteur. Dans tous les cas, on pense la monnaie comme marchandise car elle fait l’objet d’une offre et d’une demande, qui détermine sa valeur. Cette valeur marchande est alors à la fois le taux d’intérêt et le taux de change.

La monnaie comme un bien : une marchandise assimilée aux métaux précieux qui constituent les espèces.

La monnaie comme un actif : C’est une marchandise assimilée aux actifs financiers.

Dans une seconde approche, la monnaie est une donnée issue de la souveraineté : c’est une «  fiat money  », une monnaie décrétée par l’Etat ou le souverain. A ce titre, elle n’a pas forcément de valeur par elle-même et peut ne porter aucune rentabilité. Elle est juste un signe de souveraineté qui s’impose aux agents économiques, et qui facilite alors leurs transactions.

La monnaie produit de la souveraineté : c’est une «  fiat money  » ou monnaie fiduciaire, décrétée par l’Etat ou le souverain et dont la valeur repose sur la confiance dans l’autorité souveraine.

On le voit, la monnaie oscille entre l’univers du marché et l’univers de l’Etat, entre bien privé et bien public. Mais en aucun cas la monnaie ne relève, dans la théorie économique, de la société civile ou d’autres types d’organisations comme les municipalités etc.

Or c’est précisément la particularité qui apparaît avec le développement des monnaies associatives depuis les années 1980.

La monnaie comme un «  fait social total  »

Le «  fait social total  » est un concept élaboré par Marcel Mauss (années 20) pour décrire des phénomènes qui engagent la totalité de la société et de ses institutions, ou un grand nombre d’entre-elles.

La monnaie comme fait social :
- engage toute la société et ses institutions
- ne naît pas du besoin des marchés
- peut avoir des fonctions non-marchandes

Appliqué à la monnaie (Aglietta, Orléan, Théret, Servet), cela signifie plusieurs choses. La monnaie n’est pas inventée pour briser les inconvénients du troc. Dans cette vision, en effet, qui remonte au dernier tiers du XVIIIe siècle, la monnaie naît du besoin des marchés. D’autres hypothèses sont avancées, en effet, pour expliquer l’apparition et l’usage des pièces, en particulier, au 7e siècle avant JC : (1) fiscalité (la monnaie est émise pour payer des dépenses du souverain et elle revient dans ses caisses par l’impôt), (2) action religieuse (de paiement des sacrifiants aux prêtres qui exécutent les sacrifices pour leur compte). On a donc d’autres explications à l’émergence des pièces et il y a un consensus pour penser que l’explication marchande de l’origine des pièces et de la monnaie n’est pas pertinente.

Au-delà de la question de l’origine de la monnaie, le point crucial de cette conception de la monnaie comme fait social total, est que la monnaie n’est pas consubstantiellement liée au marché et aux échanges marchands. La monnaie qui est employée pour la protection sociale (la sécu, les retraites etc.) n’est pas employée dans une logique de marché mais dans une logique de redistribution. Par ailleurs, il existe aujourd’hui des monnaies qui véhiculent des usages non marchands, comme les banques de temps ou les systèmes d’échange local (formes de monnaies associatives) (comme on le verra dans les séances suivantes de ce MOOC) : on met alors davantage l’accent sur la réciprocité que sur l’échange marchand.

La monnaie et les systèmes de valeurs sociales et morales

On peut d’abord déduire de ce qui précède, que les usages marchands ne sont que l’un des aspects des usages de la monnaie : la monnaie sert aussi à réaliser des dons, des paiements d’impôts et d’obligations diverses, des paiements de cotisation et d’allocations redistributives, etc.

En conséquence, on peut comprendre que la monnaie véhicule non seulement des pratiques particulières (pas toutes marchandes), mais aussi des valeurs morales particulières. La monnaie n’est donc pas neutre au plan des valeurs, et rien n’oblige que ces valeurs soient celles d’un individualisme marchand.

Michel Aglietta et André Orléan ont théorisé ce point en considérant une dimension «  éthique  » de la confiance dans la monnaie : c’est ce qui relève d’une adhésion des usagers à un système de valeurs ou à un projet politique porté par le système monétaire.

On peut ainsi lire la monnaie sous l’angle de systèmes de valeurs et par conséquent de son «  encastrement  » dans un système d’idées (qui est le «  politique  » au sens le plus large du terme). L’euro, par exemple, a été construit dans un système d’idées néolibéral (avec un accent sur la concurrence, l’idée d’une efficience du marché supérieure à tout autre organisation de l’économie, etc.). Et de ce point de vue le bitcoin porte un projet qui est un approfondissement libéral, via le refus des frontières, des règles étatiques et du système bancaire. A l’inverse, des monnaies associatives sont construites sur d’autres bases, notamment des systèmes d’idées qui valorisent un développement soutenable à l’échelle locale.

Conclusion

Il nous semble que la vision que l’économie dominante a de la monnaie est restrictive et ne permet pas de voir l’étendue des usages non marchands de la monnaie, et qu’elle nie le fait que la monnaie porte des valeurs particulières. On peut comprendre par là qu’une pluralité de monnaies peut servir une pluralité de valeurs.

Références

Alary Pierre, Blanc Jérôme, Desmedt Ludovic, Théret Bruno (dir.), Théories françaises de la monnaie : une anthologie, Paris, PUF, 2016, 330 p.

Alary Pierre, «  La genèse de la monnaie : les théories économiques face aux enseignements de l’anthropologie et de l’histoire  », Cahiers d’économie Politique / Papers in Political Economy, 11 mai 2009, no 56, p. 129 149. Accès à l’article


La pluralité historique des monnaies

Les séances qui suivent porteront sur des monnaies dites complémentaires. Cela fait référence au fait qu’il existe non pas seulement une monnaie, celle qu’on utiliserait au quotidien, mais aussi d’autres monnaies. On observe en réalité une pluralité de monnaies dans la société. Nous verrons dans cette séquence la dimension historique de la pluralité, c’est-à-dire que différents types de monnaie ont cohabité au cours de l’histoire. Chaque monnaie remplissait un rôle particulier, en fonction des besoins, des utilisateurs et des contraintes. Cela nous amènera à questionner donc l’idée d’une monnaie unique, le rapport au crédit et le rôle des banques et des Etats.

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En guise de préambule, on peut poser que les formes monétaires actuelles sont situées au plan historique et du point de vue des sociétés. Nous utilisons aujourd’hui de la monnaie sous forme papier, métallique et scripturale. Il est utile de souligner le caractère daté historiquement de ces formes, pour relativiser l’importance de ce qu’on utilise aujourd’hui.

L’émergence des pièces

Les pièces émergent au VIIe siècle avant Jésus-Christ, en Lydie, sous la forme d’alliages d’argent et d’or.

Le grand débat relatif aux pièces a longtemps été de savoir si le contenu métallique de ces pièces devait être de même valeur que la valeur des pièces, autrement dit, s’il fallait faire coïncider le cours légal des pièces et la valeur de leur contenu métallique. Cette question était particulièrement vive à la Renaissance.

Le problème sous-jacent est celui de l’inflation et de la confiance. Le débat a d’abord semblé trancher dans le sens d’une monnaie métallique dite «  pleine  » : c’est-à-dire qu’une monnaie est «  pleinement  » monnaie si son support métallique lui fournit sa valeur. Mais, au XXe siècle, c’est la position «  fiduciariste  » qui l’a emporté : le métal ne fait que porter le moyen de paiement, il ne lui donne plus sa valeur. Cette position est conforme, à vrai dire, au rôle réel du papier et des échanges scripturaux, qui dominent très largement la circulation monétaire aujourd’hui. On peut ici se remémorer l’expression de Keynes (employée dans un sens légèrement différent) en 1923 lorsque, opposé à l’étalon-or, il a déclaré que l’or était une «  relique barbare  ».

Les pièces en métal précieux
Les espèces de métal précieux en effet ne sont pas accessibles aux gens ordinaires. On constate des besoins différenciés d’espèces : les gens ordinaires ont besoin de pièces de peu de valeur pour réaliser des paiements quotidiens. On voit ici une différence nette entre l’usage en paiement et l’usage en réserve de la monnaie.

En conséquence, le peuple utilise, historiquement, des pièces de faible contenu métallique (en particulier le billon (=cuivre + argent + plomb, qu’on appelle parfois «  monnaies noires  » quand il y a très peu d’argent), mais aussi sous d’autres formes et avec d’autres métaux vils). Ces pièces peuvent être émises par des ateliers monétaires officiels, mais certaines sont émises en dehors de toute logique de souveraineté monétaire, pour pallier des insuffisances de circulation monétaire, comme par exemple en Angleterre au XVIIIe siècle où ces monnaies (qu’on appelle alors tokens, jetons) abondent. L’histoire monétaire regorge ainsi d’épisodes d’émissions dites de nécessité ou d’urgence, parfois très sauvages, de ces pièces, jetons, etc.

L’émergence de la monnaie papier

La monnaie papier émerge d’abord en Chine au VIIe siècle, puis en Europe au XVIIe siècle (Suède et Angleterre). Son émergence est en réalité de deux types :

Monnaie de papier convertible : ce sont des billets généralement émis par des banques à partir du XVIIe siècle : le papier est mis en circulation par des banques lors d’opérations de crédit. Le papier mis en circulation est alors remboursable en métal précieux stocké dans les coffres de la banque. Le problème qui se pose est alors celui de la proportion minimale d’espèces à conserver par les banques, pour pouvoir émettre plus de papier que d’espèces détenues sans prendre de risques inconsidérés de banqueroute. On n’évite pas toujours la banqueroute, et l’histoire monétaire est pleine d’échecs à partir desquels on construit des systèmes en principe plus sûrs.

Papier monnaie inconvertible : le papier monnaie inconvertible consiste en billets généralement émis par les Etats (les Trésors) comme titres de dette publique. Ils ne sont pas remboursables en espèces, mais sont utilisables pour payer les impôts. Le problème qui se pose alors est celui de plafonner les émissions pour ne pas noyer la circulation monétaire sous le papier et déclencher des inflations importantes. C’est le problème clé de l’assignat dans la France révolutionnaire des années 1790. Là encore, l’histoire monétaire est pleine de crises monétaires liées à la surémission de papier monnaie d’Etat.

Notons qu’initialement le papier qui circule est d’un montant élevé : il touche peu les transactions des gens ordinaires. De plus petites coupures arrivent à partir du XIXe siècle et surtout au XXe siècle.

La monnaie scripturale

La monnaie scripturale est en réalité la plus ancienne, au sens où on dispose de traces très anciennes d’une comptabilité monétaire sans attester de moyens de paiement physiques. C’est aussi la plus massive aujourd’hui encore puisque, on l’a vu, plus de 90% de la masse monétaire est aujourd’hui constituée de monnaie scripturale, c’est-à-dire d’écritures en compte.

Conclusion : Quelles leçons tirer  ?

D’abord, des leçons sur le rapport entre la monnaie, les banques et le crédit. Ce qui précède laisse entendre que la monnaie n’est pas forcément bancaire. Les pièces métalliques sont d’abord, historiquement, émises par le souverain ou l’Etat, pour régler ses dépenses, ou contre un apport en métal précieux. De même, le papier n’est pas toujours bancaire : il peut être un papier d’Etat. Idem pour la monnaie scripturale. Il faut donc relativiser le rôle des banques et du crédit dans la création monétaire.

Ensuite, des leçons sur la monnaie du point de vue populaire ou des gens ordinaires. Les gens ordinaires utilisent une ou des monnaies qui ne correspondent pas forcément à la monnaie officielle et aux formes considérées comme nobles de la monnaie. Ils recourent aussi, historiquement, très fréquemment à des systèmes de cumul et de compensation des dettes, notamment lorsque la petite monnaie fait défaut. C’est souvent ce qu’on appelle des tailles, qui consistent pour un commerçant à enregistrer des micro-dettes pour les payer plus tard. Cela existe encore aujourd’hui dans certains lieux en France.

Enfin, des leçons sur les pratiques monétaires elles-mêmes. On observe dans les sociétés occidentales que beaucoup de moyens de paiement ne sont utilisés que dans des espaces, des réseaux et pour des usages restreints. Ce sont plutôt des monnaies à usages spécifiques (Polanyi) que des monnaies à tous usages.

Au final, on peut considérer que les monnaies associatives qui émergent aujourd’hui (et sur lesquelles porteront les séances suivantes de ce MOOC) rencontrent certaines de ces problématiques connues de longue date.

Si on observe historiquement et jusqu’à aujourd’hui encore une pluralité de monnaies, et non pas comme on le croit trop souvent une seule et même monnaie pour tous et pour tous les usages, alors il y a une question importante à traiter, que l’on examinera dans la séquence suivante : comment ces monnaies sont-elles articulées  ; est-on dans des logiques de concurrence entre elles ou au contraire de complémentarité  ?

Références

Blanc Jérôme, Les monnaies parallèles : unité et diversité du fait monétaire, Paris, L’Harmattan, 2000, 351 p.


Comment coexiste la pluralité des monnaies

Comme nous l’avons évoqué précédemment, dans un espace où sont utilisées plusieurs monnaies, la question de leurs articulations et de leurs hiérarchies se pose. L’hypothèse économiste de la concurrence entre monnaies doit être relativisée par une autre hypothèse, celle de complémentarité. On peut alors adopter une vision plus fine des articulations entre monnaies, qui permet de mieux prendre en compte le potentiel de chaque type de monnaie.

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Concurrence : c’est la manière dont les économistes pensent habituellement la pluralité des monnaies

La concurrence suppose que les monnaies en présence sont substituables, c’est-à-dire qu’elles sont commensurables (on peut les mesurer les unes par rapport aux autres) et convertibles (on peut transférer un avoir d’une monnaie en une autre) et la concurrence suppose aussi que ces monnaies peuvent être utilisées pour les mêmes usages. La concurrence est donc une caractéristique des monnaies qui sont relativement semblables. Mais quel sens accorder à la concurrence : est-ce un état stable ou un mode de sélection (faisant passer d’une pluralité de monnaies en concurrence à la présence finale d’une seule monnaie)  ? Ce n’est pas tranché par les économistes. La concurrence relève en tout cas de comportements rationnels mettant en regard des moyens alternatifs  ; les meilleurs gagnent, le reste disparaît. En fait, en matière de monnaie, les meilleurs ne gagnent pas forcément : la fameuse La «  loi de Gresham  » indique que les «  bonnes monnaies  » (celles stables et appréciées) sont captées et mises de côté pour conserver la richesse, et qu’il ne reste en circulation que les monnaies de moins bonne qualité (on s’en défait car on ne veut pas les conserver) Or, précisément, en matière de monnaies, la plupart des projets associatifs (comme on le verra dans la suite de ce MOOC) se concentrent sur le rôle de circulation de la monnaie au détriment de la conservation de la richesse. La «  loi de Gresham  » est alors tout sauf un problème, puisque l’objectif est de faire circuler la monnaie, et non pas qu’elle soit stockée et inutilisée parce qu’elle serait «  bonne  ».

Les formes de complémentarité entre monnaies

Au-delà de la concurrence, il existe des formes de complémentarité : la manière dont la plupart des promoteurs de nouvelles formes de monnaies (à caractère associatif notamment) pensent ces monnaies. Il y a deux grandes formes de complémentarité : – Quand les usages ne sont pas équivalents (on ne fait pas les mêmes choses avec les banques de temps et le bitcoin par exemple). Ici on peut parler de «  supplémentarité  » au sens où une monnaie permet de faire des choses différentes de ce que permet de faire une autre monnaie. C’est un grand argument pour justifier la création de monnaies qui apportent de la supplémentarité. – Quand on utilise conjointement deux monnaies différentes, on parle de «  simultanéité  » (ce qui est le cas des monnaies locales et de l’euro par exemple).

Beaucoup de monnaies alternatives aujourd’hui sont pensées comme complémentaires et non pas substituables à l’euro, soit du fait de la supplémentarité, soit du fait de la simultanéité. Ce MOOC met l’accent sur les formes complémentaires, avec en plus une dimension locale, et c’est pourquoi le bitcoin n’entre pas dans le champ.

Les limites de la complémentarité

La complémentarité peut être transformée par l’introduction de logiques de concurrence : par exemple quand un individu compare le prix d’un bien en monnaie interne et en monnaie nationale. Ce glissement a été observé par exemple dans le cas du trueque (Argentine) vers 2003, avec le développement de pratiques d’arbitrage voire de spéculation qui ont réduit la confiance dans ce système et qui l’ont soumis à une logique de concurrence à l’égard du peso et du dollar. Quand le peso est redevenu plus disponible, le trueque a été déprécié dans tous les sens du terme. Or, précisément, on peut identifier deux stabilisateurs principaux de la complémentarité.

Le premier stabilisateur tient dans la nature du projet politique porté par cette monnaie et le fait que ce projet soit partagé par tous. Plus le projet politique est puissant, plus il conduit à mettre au second plan les logiques de calcul rationnel qui portent la concurrence. C’est ce qu’on a évoqué précédemment avec la notion de «  confiance éthique  », qui associe la monnaie à un système de valeurs particulier. Les monnaies complémentaires portent généralement des projets politiques au sens où elles sont fondées sur un système de valeur, qui en général est formulé dans les statuts de l’association ou sous forme de charte.

Le second stabilisateur prend la forme de contraintes pesant sur la commensurabilité (la capacité de mesure) et sur la convertibilité (la capacité de transfert) entre monnaies. Cela isole en effet une monnaie par rapport à une autre et rend plus difficile l’arbitrage et la spéculation. Mais le revers de la médaille est que ces deux stabilisateurs freinent aussi la diffusion volontaire de ces monnaies, puisque cela rend leur usage plus contraignant.

Conclusion : la coexistence entre monnaies

La concurrence et la complémentarité sont deux manières différentes de voir coexister une pluralité de monnaies. La complémentarité peut venir de la supplémentarité des usages ou de leur simultanéité. Mais la complémentarité peut être contaminée par des pratiques de concurrence. La force du projet politique et les contraintes de convertibilité limitent ce risque, mais aussi freinent la diffusion de ces monnaies. Il se trouve que les dynamiques de monnaies complémentaires sont aujourd’hui essentiellement territoriales. On va donc examiner par la suite le rapport de la monnaie au territoire.

Références

Alary Pierre, Blanc Jérôme, «  Monnaie et monnaies : pluralité et articulations  », Revue Française de Socio-Économie, 9 janvier 2014, vol. 12, no 2, p. 15 25. Accès à l’article

En savoir plus

Sénécal Stéphane, Une autre façon d’échanger : exemple du trueque argentin et du trueque de Venado Tuerto, BIM, 23 et 30 novembre 2004, 8p. Accès à l’ article


Comment penser le rôle de la monnaie à l’échelle locale  ?

Après avoir abordé le fonctionnement général de la monnaie aujourd’hui, la façon dont on peut la théoriser, la pluralité des monnaies et la façon dont cette pluralité coexiste, nous nous intéressons dans cette séquence à la question de la territorialisation de la monnaie. Quel rôle la monnaie peut-elle avoir sur un territoire  ? La question se pose en termes de flux, d’(inter)dépendance et de complémentarité entre territoires. Mais aussi en termes de capacité d’une monnaie territoriale à mobiliser efficacement les acteurs économiques de ce territoire et à créer des dynamiques positives de circulation (emploi, revenus, consommation, production).

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Quel territoire pour la circulation monétaire  ?

La construction historique des Etats-nations a imposé le principe d’une monnaie circulant sur l’ensemble du territoire national, que celui-ci soit de la taille de la Suisse ou des Etats-Unis.

Cette association a commencé à être critiquée par Robert Mundell (économiste canadien, 1961), dans le cadre d’une théorie des zones monétaires optimales. Mundell s’interroge sur le territoire optimal pour une monnaie, dans des termes exclusivement économiques : ils ne font entrer en ligne de compte ni les découpages politiques, ni les logiques de monnaies associatives ou citoyennes dont on reparlera dans ce MOOC. Mundell s’interroge : étant donné la structure des productions et des échanges en Amérique du nord, il vaudrait peut-être mieux avoir un dollar de l’est et un dollar de l’ouest de l’Amérique du nord, plutôt qu’un dollar du nord (canadien) et un dollar du sud (états-unien). Ce type d’analyse, qui cherche à identifier les facteurs permettant de réaliser des ajustements économiques intrazone, a été appliqué à la zone euro en construction, avec pour conclusion dans les années 1990 que la future zone euro ne serait pas optimale. Au-delà de cela, on peut retenir pour notre propos que le territoire de circulation de la monnaie n’est pas indissociable de l’espace de souveraineté politique.

On peut alors raisonner sur le rapport territoire / monnaie en s’interrogeant sur la capacité d’une monnaie territoriale à mobiliser efficacement les acteurs économiques de ce territoire. On vient alors à raisonner sur deux concepts liés : multiplicateur local et vitesse de circulation. Mais aussi à raisonner sur le rapport de la monnaie au financement et au système financier.

Multiplicateur local et fuites

Il s’agit ici d’appliquer un raisonnement inspiré de Keynes (1936). Keynes (avec d’autres) a construit un concept appelé «  multiplicateur  » (d’investissement notamment). Il nous dit par quel facteur k une dépense initiale engendre un revenu supplémentaire, du fait de la circulation de la dépense en vagues successives. L’ampleur de ces vagues est d’autant plus importante qu’on consomme beaucoup des revenus que l’on touche et que cette consommation s’adresse à des produits fabriqués sur place.

Certains (en particulier à la New Economics Foundation, NEF) ont appliqué ce raisonnement à un territoire local. L’objectif est d’évaluer sa capacité à engendrer des revenus, ou, symétriquement, sa dépendance à l’égard de l’extérieur (pour la fourniture de ses revenus et pour les biens consommés). Dans ce cas, le multiplicateur est d’autant plus élevé qu’il y a peu de fuites internes (immobilisation des revenus (on détient de l’argent sans l’utiliser)) et de fuites externes (fuite vers l’extérieur des revenus par consommation ailleurs que sur le territoire, ou auprès de fournisseurs qui achètent eux-mêmes à l’extérieur). Le multiplicateur local nous dit quel effet d’entraînement l’injection d’un revenu sur un territoire a sur ce même territoire.

Quel lien avec la monnaie  ?

Un territoire local peut être associé à une monnaie locale, comme on le voit de plus en plus en France et ailleurs (On reverra ce point de façon plus approfondi dans une séance ultérieure).

Pour que le multiplicateur soit élevé, il faut faire en sorte de réduire les fuites internes et les fuites externes. Réduire les fuites internes peut être fait par la fonte (une taxe prélevée à intervalles réguliers sur la monnaie détenue) et autres mesures incitatives permettant d’accélérer la circulation en remettant la monnaie en mouvement. Réduire les fuites des revenus vers l’extérieur peut être fait en limitant les reconversions de la monnaie locale en monnaie ordinaire (via leur limitation aux seuls professionnels et/ou des frais de change).

Ainsi, la monnaie locale peut être un vecteur de dynamisation de l’activité, de l’emploi et du pouvoir d’achat interne. C’est le pari (réussi) dans plusieurs localités, dont Fortaleza (Brésil) avec l’expérience du Palmas, ou dans plusieurs bidonvilles au Kenya.

Vitesse de circulation de la monnaie

La vitesse de circulation de la monnaie est un autre indicateur qui nous dit combien de fois une unité monétaire est employée pendant un an.

Cette vitesse de circulation s’est fortement réduite dans les économies occidentales depuis la crise. La monnaie, notamment, est captée par la finance et circule moins abondamment sur les territoires, dans l’économie réelle.

Là encore, les monnaies locales (ou alternatives) peuvent avoir un rôle positif du fait qu’elles sont isolées du système financier et ne peuvent circuler que dans l’économie dite réelle.

On observe effectivement dans certains cas (mais pas dans tous) une vitesse de circulation de la monnaie plus élevée dans les monnaies alternatives : en Allemagne avec le chiemgauer, en France avec le SOL violette, en Suisse avec le WIR etc.

Mais attention à ne pas trop mettre l’accent sur la vitesse et le multiplicateur : la construction mathématique du multiplicateur et de la vitesse de circulation de la monnaie est telle que plus le territoire est petit, plus ils peuvent être élevés avec une monnaie locale. Mais, en même temps, les quantités produites et consommées sont si petites que cela n’a plus de sens.

Le rapport que la monnaie entretient avec le financement des activités

Au-delà de la circulation de la monnaie, un point essentiel, en effet, est le bon accès au financement des ménages et des entreprises situées sur le territoire.

Or sur certains territoires défavorisés on observe souvent deux points : (1) D’une part, un système financier qui ne maille pas suffisamment le territoire, faute de rentabilité suffisante pour les banques classiques. Il y a un défaut d’agences bancaires et de personnel dédié. (2) D’autre part, un système financier qui injecte peu de financement sur ce territoire, se contentant de collecter et gérer les épargnes en les recyclant à l’extérieur du territoire.

Quelles solutions par rapport à ces problèmes  ?

Première solution, «  l’inclusion financière  », qui est promue aujourd’hui par les institutions internationales. Elle repose sur à la fois une éducation aux (bonnes) pratiques financières et un meilleur accès des populations aux services financiers. Cette perspective a son intérêt… et ses limites : (1) limites liées au faible maillage de certains territoires, (2) risques de surendettement, (3) responsabilisation à outrance des individus alors que les banques peuvent être responsables de mauvaises informations et de mauvaises pratiques, (4) fuite des épargnes collectées hors du territoire.

Sur toutes ces questions, on peut avancer l’intérêt de circuits courts financiers, où une partie des épargnes collectées est réutilisée pour des financements locaux, sans être injectées dans les circuits financiers transnationaux.

Ces circuits cours financiers peuvent être doublés d’une monnaie locale, comme on le voit au Brésil (cas du Palmas à Fortaleza), qui permet de maintenir sur le territoire local des financements qui sont attribués en monnaie locale.

Mais attention, les circuits courts financiers ne sont pas la panacée non plus car l’intérêt d’un système financier élargi est précisément la circulation des capitaux et la réduction des risques ou des faiblesses d’un territoire considéré isolément.

Les conditions de la territorialisation monétaire

La territorialisation de la circulation monétaire et du financement a son intérêt, mais à plusieurs conditions :

Première condition, elle ne doit pas consister en une fermeture avec volonté autarcique : la monnaie locale doit rester complémentaire de la monnaie nationale ou de l’euro.

Deuxième condition, cette territorialisation doit permettre de renforcer les moyens de financement des populations et des entreprises locales.

Troisième condition, cette territorialisation peut être l’occasion d’un approfondissement démocratique par la participation des citoyens à l’orientation des flux de financements.

Certaines monnaies associatives permettent d’avancer dans ces directions. On va le voir par la suite avec d’autres séances portant plus spécifiquement sur les monnaies complémentaires.

Références

- Fare Marie, Repenser la monnaie. Transformer les territoires, faire société, Paris, Editions Charles Léopold Mayer – Institut Veblen pour les réformes économiques, 2016, 107 p. Accès à l’ouvrage

Whitaker Celina, Lamarche Thomas, Ahmed Pepita Ould, Ponsot Jean-François, «  L’expérience des monnaies complémentaires : questionner et redéfinir le lien des citoyens à la monnaie  », Revue de la régulation. Capitalisme, institutions, pouvoirs, 19 octobre 2015, no 18, p. 1 13. Accès à l’article

En savoir plus

Daniela Campos Martins, Finances solidaires : Le cas de la Banque Palmas à Fortaleza, Brésil, 2009, 18p. Accès au document

Exemple de la monnaie locale Bangla Pesa, au Kenya

Métropolitiques
De la critique théorique au « faire » : la transformation du droit à la ville à travers les communs madrilènes

par Raphaël Besson [14-05-2018]

Les Laboratoires urbains madrilènes se sont développés ces dernières années dans les interstices de la ville laissés vacants par le marché ou les pouvoirs publics. Raphaël Besson dresse un panorama de ce renouvellement urbain « par le bas » et open source, où les communs se dessinent moins comme une forme de résistance que comme un activisme de la vie quotidienne où l’expérimentation « par le faire » trouve sa pleine expression.


Depuis la crise économique de 2008, Madrid est devenue l’épicentre de transformations politiques et urbaines majeures. Les Indignés reprennent le leitmotiv du droit à la ville (Lefebvre 1968 ; Harvey 2013) et du respect des droits essentiels : « le logement, le travail, la culture, la santé, l’éducation, la participation politique, la liberté de développement personnel et le droit à des produits de première nécessité [1] ». Les Indignados renouent ainsi avec une tradition madrilène du mouvement citoyen, fondé en partie sur l’autogestion (Castells 2008). Cette pratique se retrouve aujourd’hui avec le phénomène des Laboratoires citoyens, créés dans les espaces vacants de la capitale espagnole. Ces Laboratorios ciudadanos n’ont pas fait l’objet d’une stratégie de planification urbaine : ils sont issus de l’élan spontané de citoyens ordinaires (habitants, chômeurs, retraités, etc.) et de collectifs souvent très qualifiés, œuvrant dans les domaines de l’économie collaborative, du numérique, de l’écologie urbaine ou de l’urbanisme social. Actuellement, ces Laboratoires constituent des lieux d’expérimentation d’un urbanisme « de código abierto » – open source – (Tato et Vallejo 2012), et d’une réflexion collective autour des « communs urbains » (Festa 2016 ; Castro-Coma et Martí-Costa 2015). L’enjeu est de faire la ville in situ, avec les ressources des quartiers, plutôt que penser à la place d’acteurs et de collectifs d’ores et déjà présents et organisés.

Le hacking, un mode de production des communs madrilènes

Les Laboratoires citoyens s’appuient sur les outils de fabrication digitale et une « éthique hacker » (Himanen 2001), pour revendiquer un droit à la réappropriation et à la coproduction d’espaces madrilènes vacants. Ils réhabilitent la figure du « bricoleur » ou du « bidouilleur », propre à la sphère des hackers et des artistes numériques (Ambrosino et Guillon 2016). Une vingtaine de Laboratorios ciudadanos ont ainsi émergé en l’espace de quelques années, à l’image de La Tabacalera, Esta es une plaza ou du Campo de la Cebada. Chaque Laboratoire citoyen tend à se spécialiser dans un domaine particulier, comme l’agriculture et l’écologie urbaine, l’intégration sociale et culturelle, l’art collaboratif ou l’économie numérique.

Un Laboratoire particulièrement emblématique est le Campo de la Cebada, situé à proximité de la Plaza Mayor, en plein cœur de Madrid. Cet espace a vu le jour en octobre 2010, lorsque la ville a décidé de la démolition du complexe sportif du quartier de La Latina. Les habitants et collectifs du quartier se sont alors rassemblés pour créer un espace autogéré et ouvert aux initiatives citoyennes, sociales et culturelles. Ils ont œuvré à la construction de mobiliers urbains, de terrains de sport et de jardins partagés. Pour cela, ils ont utilisé les outils et licences libres de Fab Labs madrilènes pour construire des équipements modulables (bancs, gradins), entièrement réalisés à partir de matériaux recyclés. Ces collectifs ont aussi fabriqué une coupole géodésique de 14 mètres de diamètre et 7 mètres de haut, afin d’accueillir divers événements culturels et sociaux.

Depuis, le Campo de la Cebada a connu un développement important de projets sociaux (systèmes d’échange de services), artistiques (street art, ateliers de photographie, de poésie, de théâtre), sportifs et culturels (avec l’organisation de festivals de musique et de cinéma en plein air). Les activités du Campo sont autogérées lors de rencontres régulières qui réunissent des structures représentatives du quartier (habitants, commerçants, associations) et des collectifs extérieurs (architectes, urbanistes, chercheurs, ingénieurs). Au total, une centaine de personnes interviennent dans la gestion du Campo de la Cebada, qu’elles soient issues du quartier de La Latina ou mobilisées grâce aux différents programmes et workshops mis en place par le Medialab Prado [2]. L’objectif est « que n’importe quel individu se sente concerné et impliqué par le fonctionnement du lieu » (Manuel Pascual, collectif Zuloark). Ainsi le Campo de la Cebada a-t-il « progressivement abandonné son caractère underground, pour permettre une participation citoyenne la plus large possible » (Domenico di Siena, Urbano Humano). Aujourd’hui, de nombreux Madrilènes fréquentent le lieu. Il apparaît comme un outil au service des « problèmes concrets, des défis, des demandes et des aspirations qui se manifestent dans la ville » (Mangada 2015).

Vers un urbanisme de código abierto (open source)

Parallèlement au développement des Laboratoires citoyens, des collectifs madrilènes, comme Ecosistema Urbano, Basurama, Todo por la Praxis ou Paisaje Transversal expérimentent un urbanisme fondé sur des modes de gestion collaborative, c’est-à-dire sur l’expérimentation, l’économie de moyens et l’intégration des dimensions artistiques et culturelles (Boneta 2014) [3]. En s’inspirant de l’univers de l’informatique libre, ces collectifs défendent un urbanisme de código abierto ; ils souhaitent donner ainsi un large accès au « code source » de la fabrique urbaine (Markopoulou 2014). Cela se traduit par le développement de méthodes de design thinking et d’outils numériques en mesure de stimuler l’expression citoyenne et la coproduction des projets. On pense par exemple aux projets d’architecture collaborative de Basurama. Un projet intitulé Autobarrios San Cristóbal a permis à certains habitants d’un quartier défavorisé de Madrid de concevoir et de fabriquer un espace public sous un pont. Cette expérimentation s’est effectuée à partir des savoir-faire des habitants, mais aussi du réemploi de matériaux de construction et de déchets urbains (sacs plastiques, pneumatiques, cartons). Dans le même esprit, le projet Paisaje Tetuán a incité les habitants du quartier Tetuán à collaborer avec des collectifs d’architectes-urbanistes, des artistes et des designers, afin de réhabiliter les espaces vacants du quartier et la place centrale Leopoldo Luis. La régénération du marché de San Fernando procède de la même logique. Les habitants, les associations et les centres socioculturels du quartier de Lavapiés ont coproduit la programmation du marché, pour en faire un espace vivant, hybride et ancré socialement. Le marché accueille aujourd’hui une diversité d’espaces : un centre de santé, une crèche, un lieu de coworking, des espaces de vente de produits artisanaux et issus de l’agriculture biologique, ainsi qu’une scène dédiée aux événements culturels.

Cet urbanisme de código abierto porte moins sur l’édification d’œuvres architecturales majeures qu’il ne vise la mise en œuvre d’espaces relationnels, à même de créer les conditions de la fabrique des communs. C’est l’un des objectifs des plateformes numériques collaboratives, qui permettent de rapprocher des mondes sociaux hétérogènes. Ces plateformes jouent une fonction essentielle de middle ground (Cohendet et al., 2011), en connectant l’underground des habitants, usagers, hackers, artistes, et l’uppergound des administrations, des firmes et des ingénieurs.

Ainsi les réseaux sociaux du web facilitent-ils l’autogestion des Laboratoires citoyens et la mobilisation en un temps record de centaines de personnes lors d’événements collectifs. Les plateformes de crowdfunding financent les projets de mobiliers et d’infrastructures du Campo de La Cebada [4]. Les plateformes de mise en réseau des laboratoires citoyens, à l’image du programme Ciudadanía 2.0 (« Citoyenneté 2.0 »), mis en place par le Media Lab Prado et le SEGIB (Secretaria General Iberoamericana), facilitent le partage des ressources et la visibilité des Laboratorios. La carte collaborative Los Madriles recense en temps réel les innovations sociales et citoyennes qui émergent au cœur de Madrid : centres sociaux, Laboratoires citoyens, jardins partagés, interventions artistique, etc. Les plateformes d’appel à projet du Media Lab Prado diffusent les appels à participation pour des expérimentations et des workshops liés à la ville et aux communs urbains : agriculture urbaine, data-visualisation, affichages, patrimoines, modèles économiques urbains, etc. Enfin, certaines plateformes s’affichent dans l’espace public des villes, à l’image de la façade digitale du Media Lab Prado. Cette façade se compose d’un écran interactif qui diffuse en temps réel des informations sur les recherches, les workshops et les expérimentations en cours, de sorte que les habitants du quartier des Lettres de Madrid sont informés de la programmation, tout en ayant la possibilité de publier à leur tour des contenus culturels, artistiques ou relatifs à la vie du quartier.

La fabrique des communs madrilènes, un « activisme d’intensité quotidienne »

Le mouvement des communs madrilènes n’est pas sans rappeler les idées situationnistes des années 1960. Ces deux mouvements placent l’expérimentation et la mobilisation de la diversité des savoirs, qu’ils soient experts ou profanes, au fondement d’une vision renouvelée de la fabrique urbaine. Ils portent un enjeu de coproduction des projets avec l’objectif d’imaginer des solutions collectives, créatives et ingénieuses [5]. En incitant les citoyens à agir directement sur l’espace urbain et la création libre de la vie quotidienne, ils se différencient d’un militantisme politique [6] pour défendre un « activisme d’intensité quotidienne » (Negri 2008). Ils s’inscrivent dans « une théorie des lieux, des situations, des immersions » (Sloterdijk 2005, p. 19). Les propositions situationnistes et les Laboratoires citoyens revêtent également un caractère quelque peu utopique, à l’image de la participation généralisée comme mode de gouvernance urbaine, d’un projet de ville fondé sur la transformation permanente et du mouvement ininterrompu de ses habitants, comme de l’appropriation par tous de savoir-faire techniques et de connaissances complexes.

Si les similitudes sont nombreuses, les idées situationnistes, à la différence des expériences madrilènes, sont surtout restées cantonnées au champ littéraire, artistique et conceptuel. Elles n’ont pas engendré de transformations significatives de la fabrique et de la vie quotidienne à grande échelle. Pour Philippe Simay, « l’Internationale situationniste s’est peu à peu vouée à l’impuissance, refermant sur elle-même les espoirs d’une esthétique de l’organisation révolutionnaire » (Simay 2008). Les nouvelles techniques de fabrication digitale et les outils numériques changent en partie la donne. Ils incitent les mouvements madrilènes à revendiquer la réalisation matérielle de l’idéal situationniste et à défendre un « droit à l’infrastructure des villes » (Corsín 2014). Ce droit ne se limite pas à défendre un égal accès aux ressources, aux espaces de la ville ou à une plus grande participation des habitants ; il concerne l’infrastructure même des villes, le « hardware urbain » (Harvey 2013). Il s’agit de coproduire, au-delà de la vie sociale, éducative ou culturelle, l’espace public des villes, les mobiliers et autres infrastructures urbaines (données, réseaux, services urbains, etc.). Les mouvements madrilènes s’inscrivent dans l’âge du « faire », du « making ». Au sein des Laboratorios ciudadanos, les dimensions corporelles et matérielles sont donc préalables aux éléments intellectuels et politiques. Les Madrilènes s’y rendent d’abord pour jardiner, échanger, fabriquer, avant de débattre de questions politiques plus globales. Dans cet activisme doux, l’espace public d’« en bas de chez soi » devient la nouvelle « cantine de l’usine, l’interstice […] où pourrait commencer une reconstruction politique » (Petcou et Petrescu 2008).

L’analyse de ces quelques expériences madrilènes permet d’identifier trois conditions nécessaires à la fabrique des communs urbains. En premier lieu, la figure de l’espace vacant et la possibilité de bénéficier d’un territoire d’expérimentation, de création, mais aussi d’un entre-deux (ni privé, ni public) : un espace instable, propice aux liaisons et aux frottements. On se rapproche ici de la littérature relative aux « espaces interstitiels », aux « tiers-lieux », ou aux espaces « à épaisseur biologique », dont « la richesse est souvent supérieure à celle des milieux qu’[ils] séparent » (Clément 2004). Ensuite, les outils numériques et l’acquisition des capacités techniques pour produire les communs. Sans les espaces numériques collaboratifs, les plateformes de crowdfunding ou les machines à commande numérique, la fabrique et la gestion des communs urbains seraient considérablement pénalisées. Enfin, le statut conféré à l’expérimentation, au « faire » et à l’interaction continue des productions matérielles et intellectuelles. Reste la question de la gestion à long terme des communs urbains, et des capacités juridiques et politiques à les administrer : de ce point de vue, tout reste à inventer.

Bibliographie
Ambrosino, C., Guillon, V. 2016. « Penser la métropole à “l’âge du faire” : création numérique, éthique hacker et scène culturelle », L’Observatoire, la revue des politiques culturelles, n° 47, p. 31-36.
Boneta, X. 2014. « Discursos emergents per a un nou urbanisme », Revista Papers, n° 57, p. 13-16.
Castells, M. 2008. « Productores de ciudad. El movimiento ciudadano de Madrid », in V. Pérez Quintana et P. Sánchez León (dir.), Memoria ciudadana y movimiento vecinal. Madrid 1968-2008, Madrid : La Catarata.
Castro-Coma, M. et Martí-Costa, M. 2015. « Comunes urbanos : de la gestión colectiva al derecho a la ciudad », Revista EURE. Revista De Estudios Urbano Regionales, n° 42.
Festa, D. 2016. « Les communs urbains. L’invention du commun », Tracés. Revue de sciences humaines. Disponible en ligne
Clément, G. 2004. Manifeste du tiers paysage, Paris : Sujet/Objet.
Constant, A. 1997. New Babylon. Art et utopie. Textes situationnistes, Paris, Éditions du Cercle d’art.
Corsín, J. A. 2014. « The right to infrastructure : a prototype for open-source urbanism », Environment and Planning D : Society and Space, n 32, p. 342-362. Disponible en ligne à l’URL suivant : http://digital.csic.es/bitstream/10261/85115/1/right_infrastructure_finalpreprint.pdf.
Harvey, D. 2013. Ciudades Rebeldes, Madrid : Akal.
Himanen, P. 2001. L’Ethique hacker et l’esprit de l’ère de l’information, Paris : Exils.
Mangada, E. 2015. « La ciudad emergente », Nuevatribuna.es [en ligne], 26 mai. URL : www.nuevatribuna.es/articulo/sociedad/ciudad-emergente/20150526125036116409.html.
Markopoulou, A. 2014. « Hacia la democratizacion de diseno. Diseno Colaborativo y Fabricacion Digital », in CoLaboratorio : Fabricacion digital y arquitecturas colaborativas, Buenos Aires, Diseño editorial.
Negri, T. 2008. « Qu’est-ce qu’un événement ou un lieu biopolitique dans la métropole ? », Multitudes, n° 31, p. 17-30. Disponible en ligne à l’URL suivant : www.cairn.info/revue-multitudes-2007-4-page-17.htm.
Petcou, C. et Petrescu, D. 2008. « Agir l’espace. Notes transversales, observations de terrain et questions concrètes pour chacun de nous », Multitudes, n° 31, p. 100-114. Disponible en ligne à l’URL suivant : www.cairn.info/revue-multitudes-2007-4-page-101.htm.
Simay, P. 2008. « Une autre ville pour une autre vie. Henri Lefebvre et les situationnistes », Métropoles [en ligne], 18 décembre. URL : http://metropoles.revues.org/2902.
Sloterdijk, P. 2005 [2003]. Écumes – Sphères III, trad. O. Mannoni, Paris : Maren Sell éditeurs.
Tato, B. et Vallejo, J. 2012. « Urbanismo de código abierto para una ciudadanía aumentada », Elisava Temes de disseny, n° 28.
Younès, C. 2015. « Résistances créatrices urbaines via l’Internationale Situationniste », dans T. Paquot (dir.), Les Situationnistes en ville, Paris : Infolio éditions.
Notes

[1] Extrait du Manifeste du mouvement ¡Democracia Real Ya !, à l’origine des premières manifestations du 15 mai.

[2] Le Medialab Prado, implanté dans le quartier des Lettres, est un Laboratoire citoyen dédié au numérique et géré par la ville de Madrid.

[3] D’autres praticiens, éditeurs et chercheurs, jouent un rôle essentiel dans le développement de ce nouvel urbanisme. On pense à des auteurs comme Domenico di Siena, Alberto Corsín Jiménez, Adolfo Estalella, Manu Fernández, ainsi qu’à divers collectifs comme El Observatorio Metropolitano de Madrid, La Fundación de los Comunes, El Club de Debates Urbanos ou la Universidad Nómada. Les éditions Traficantes de Sueños diffusent quant à elles les productions intellectuelles de cet urbanisme madrilène. Récemment, ces éditions ont publié une charte des communs pour la ville de Madrid : La Carta de los Comunes. Para el cuidado y disfrute de lo que todos es (2011).

[4] La coupole géodésique du Campo de La Cebada a été fabriquée grâce à la collecte de plus de 6 000 euros sur la plateforme de financement participatif Goteo.org.

[5] Les situationnistes iront jusqu’à imaginer une ville utopique, New Babylon, conçue sur la mobilité ininterrompue de ses habitants. Cette ville convertit l’espace urbain en « un espace labyrinthique à l’intérieur duquel les mouvements ne subissent plus la contrainte de quelque organisation spatiale ou temporelle » (Constant 1997), stimulant par là même les rencontres inattendues et les expériences sans cesse renouvelées.

[6] Pour Chris Younès, le situationnisme est un « mouvement dont “le but révolutionnaire” n’est rien d’autre que la suppression de la politique » (IS, n° 2, « L’effondrement des intellectuels révolutionnaires », p. 1), ce que signifie exactement l’expression : révolutionner « la culture de la vie quotidienne » (IS, n° 5, « Renseignements situationnistes », p. 1) » (Younès 2015).
Pour citer cet article :
Raphaël Besson, « De la critique théorique au « faire » : la transformation du droit à la ville à travers les communs madrilènes », Métropolitiques, 14 mai 2018. URL : https://www.metropolitiques.eu/De-la-critique-theorique-au-faire-la-transformation-du-droit-a-la-ville-a.html
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Travail

Le technocapitalisme n’a pu prendre son essor qu’en accélérant le cours du temps : l’urgence devient permanente, la numérisation du travail rend la transmission des données quasi instantanée et l’homme ne sera plus capable de suivre le rythme qu’en devenant lui-même un individu dopé, sinon augmenté. L’économiste Renaud Vignes tire la sonnette d’alarme.


 

Au début des années 1990, dans la Silicon Valley, est apparu un nouvel homme qui veut vivre dans une société « pratique » sans plus s’embarrasser des contraintes de la vie commune. Dans ce monde la technique est devenue un système d’organisation sociale autonome dont le seul but est la recherche de l’efficacité en toute chose. Les limites qui, jusque-là, contraignaient l’évolution humaine et sociale disparaissent les unes après les autres puisque, en application de la rhétorique de la pente glissante, tout ce qui peut se réaliser techniquement se réalisera. Dans ce que nous appelons la « société technocapitaliste », le temps se déforme à mesure que des forces centrifuges éloignent les différents champs de vie des individus.

Dans cette perspective, il ne semble plus exister d’autres choix que de s’adapter à une globalisation en accélération permanente. Mais cette voie, qui semble la plus communément admise, parait porteuse de grands risques quant à la cohésion de nos sociétés. Cet article vise à retracer les dynamiques temporelles qui ont profondément transformé le capitalisme moderne pour présenter les deux voies qui se présentent à nous pour dépasser les contradictions qui opposent les forces d’accélération et les constantes de l’homme et de la nature.

L'impasse Renaud Vignes Mondialisation

Avec le capitalisme moderne, l’humanité prend du retard.

Le 12 août 1908, l’industriel américain Henry Ford présente la première voiture produite en grande série : le modèle T. Dans les vingt années qui suivent, l’entreprise Ford Motor va en vendre quinze millions d’exemplaires. Ce succès sans précédent s’appuie sur deux piliers : la production standardisée en grande série d’une part et l’octroi aux ouvriers de salaires suffisamment élevés pour leur faire accepter un travail répétitif et contraignant d’autre part. Ce fordisme, étendu à toute l’industrie manufacturière va déboucher sur une double révolution : la société de consommation et la mondialisation industrielle. C’est un modèle profondément transformateur qui va engendrer une augmentation radicale et continue de la productivité du travail, un allongement des flux d’échanges et des progrès inconnus jusqu’alors dans les techniques logistiques. Ainsi, le fordisme dans son sens le plus général peut être considéré comme la matrice d’une nouvelle relation au temps et à l’espace : « toujours plus loin, toujours plus vite ». Cette massification va initier les phénomènes de concentration et de spécialisation mondiales qui sera la cause première de l’accélération technico-économique décrite par Hartmut Rosa[1]. La véritable conséquence de cette évolution apparaitra progressivement : la disparition de l’espace au profit du temps !

Ce fordisme, étendu à toute l’industrie manufacturière va déboucher sur une double révolution : la société de consommation et la mondialisation industrielle.

Comme nous l’indique la philosophe Barbara Stiegler[2] c’est Walter Lippman, dès les années 30 qui tirera l’enseignement majeur de cette modernité : la doctrine libérale du laisser-faire ne pourra résoudre le grand problème anthropologique posé par la 2ème révolution capitaliste : l’inadaptation de l’espèce humaine aux temps nouveaux. À partir de cette critique née une nouvelle doctrine politique, le néolibéralisme. Celui-ci appelle à une politique active, continue et invasive pour réadapter les hommes aux exigences du capitalisme moderne. Il faudra attendre 40 ans pour que, à la fin des années 70, les quatre grands leviers de cette politique commencent à se déployer dans nombre de pays développés : une gouvernance d’experts, un ordre juridique souple et de plus en plus serré, l’égalité des chances et la puissance autorégulatrice du marché.

accélération du temps

La révolution numérique contracte l’espace-temps.

Bien plus qu’un projet managérial, l’arrivée massive du numérique à la fin du siècle précédent va faire basculer le monde dans un nouveau mode de régulation : la régulation technocapitaliste[3]. Celle-ci reprend le projet néolibéral « d’adapter » l’espèce humaine au contexte d’une vie accélérée, mais avec des moyens différents et beaucoup plus radicaux. Cette révolution numérique provoque une deuxième phase de compression de l’espace-temps et celle-ci sera tellement fulgurante que ce sont les États eux-mêmes qui ne pourront plus suivre. En conséquence, c’est à la technologie et à l’initiative privée que l’on va confier le soin d’assurer l’harmonie et la prospérité dans nos sociétés.

Homo sociabilis n’a plus sa place. Trop lent, trop social, trop rationnel, tout comme l’État il apparaît comme un frein au déploiement de la promesse d’une vie accélérée.

Mais, le plus important ici est que cette analyse s’appuie sur une nouvelle vision de l’homme qui va rendre possible le déploiement de ce mode de régulation. Dans celui-ci, homo sociabilis n’a plus sa place. Trop lent, trop social, trop rationnel, tout comme l’État il apparaît comme un frein au déploiement de la promesse d’une vie accélérée, intense et porteuse de toujours plus d’opportunités. C’est pourquoi il doit être remplacé par un homme mieux adapté au monde contemporain : homo festivus numericus. À l’aise dans un monde devenu liquide, il est mobile, léger, hyper consommateur, et surtout croit dans le progrès technoscientifique comme facteur de résolution des grandes questions de notre temps. Rien ne doit empêcher ce nouvel homme de jouir sans entrave des « expériences » que cette société « liquide » lui propose. Dans le monde de festivus numericus, fini les vieux clivages, les antagonismes et confrontations d’idées. Tout ce qui faisait la politique, tout ce qui pouvait entraver l’accélération du monde – ses conflits, ses affrontements, mais aussi ses solidarités – sera désormais de l’histoire ancienne.

Temps et accélération

L’essor de l’hyper-consommateur.

Pour favoriser cette transformation anthropologique il va tout d’abord s’agir de définitivement transformer notre homme en un hyper-consommateur. Pour ce faire, il s’agira de réduire au maximum l’exercice de sa rationalité économique. Friedrich Hayek voyait dans le mécanisme des prix un système supérieur à toutes les autres formes de régulation du fait de son « efficacité cognitive ». C’est cette fonction d’acquisition de connaissances qui va être affaiblie par le développement de nouvelles approches du paiement. Celui-ci devient furtif, immatériel, ultra-rapide, voire ludique. Dans le monde technocapitaliste le paiement s’intègre dans la fameuse « expérience » client et disparait. Sans paiement, l’achat n’a plus de prix ce qui brise la rationalité des agents et transforme en profondeur les comportements humains. C’est ici le cœur de l’économie de marché qui est touché ! Festivus numericus va pouvoir assouvir sans limite son envie de consommer.

C’est cette fonction d’acquisition de connaissances qui va être affaiblie par le développement de nouvelles approches du paiement. Celui-ci devient furtif, immatériel, ultra-rapide, voire ludique.

Il s’agira ensuite de travailler l’usage du temps de ce nouvel homme afin de compléter sa « formation » au nouveau monde. Dans un article précédent[4] nous avons montré combien la théorie de l’allocation optimale du temps de Gary Becker est à la source des profondes innovations que nous observons en la matière. Son intuition géniale aura été de percevoir que dans l’avenir c’est le prix relatif du temps qui va augmenter et qu’en conséquence, notre capital-temps va devenir un véritable enjeu dont il falloir s’emparer. C’est ainsi que l’université de Standford va créer le Persuasive Technology Lab qui basera ses travaux sur une science nouvelle : la captologie. Celle-ci se fonde sur le principe que l’objet nous pousse à agir. La captologie voit les interfaces numériques comme une technologie ayant le pouvoir d’agir sur les attitudes et comportements des utilisateurs. De manière très simplifiée, ces techniques consistent à enfermer les gens dans un flux d’incitation et de récompense afin de leur faire adopter le comportement recherché (en substance celui d’un festivus numericus). Si cette science prétend pouvoir manipuler notre attention, c’est parce que notre cerveau contient nombre de biais cognitifs qui ont donné lieu à de nombreuses études, notamment en économie comportementale. C’est ainsi que, sur les vingt dernières années, deux prix Nobel d’économie ont concerné ce champ de l’économie (Daniel Kahneman en 2002 et Richard H. Thaler en 2017). Ces travaux ont débouché sur ce que l’on appelle la « théorie du nudge ». Ce sont des suggestions indirectes qui influencent les individus dans leurs prises de décision. Ainsi, nudge et captologie en se complétant composent de véritables armes de persuasion massive pour ajuster nos comportements au nouvel ordre du monde. Ceux qui sauront capter le plus notre attention seront en mesure de nous « nudger » le plus souvent et donc rendre nos comportements « conformes » aux principes de l’accélération généralisée.

numérisation du travail

Le travailleur dopé.

Les institutions intermédiaires, les États, homo sociabilis lui-même, tous les obstacles au principe de la contraction spatio-temporelle s’effacent ainsi les uns après les autres. Après l’accélération technico-économique, c’est maintenant toute la société qui va pouvoir accélérer. Si l’on modélise le principe d’accélération par a = Q/T où a est l’accélération, Q est la quantité d’actions (ou de changements) et T est une durée (une heure, une année, une vie) alors, nous ne pouvons que constater l’augmentation de de ce principe. Nos rythmes de vie accélèrent – c’est ce qui explique notre sentiment de manquer de temps – mais aussi notre rythme de changement de situation professionnelle, sociale, familiale ou sentimentale. C’est ce que Zygmunt Bauman nomme « modernité liquide ». Dans celle-ci, la plupart des individus n’ont plus d’autres choix que de continuer à accélérer, encore et toujours. Cette mobilité devient la condition nécessaire d’une existence « heureuse ». Mais, face au caractère exponentiel de ce phénomène d’accélération, l’individu risque de prendre du retard. Il faut donc mettre à sa disposition de nouveaux outils pour lui permettre à de s’améliorer.

Dans ses développements les plus récents, cette volonté de resynchroniser l’humanité consiste à améliorer l’homme lui-même.

Dans ses développements les plus récents, cette volonté de resynchroniser l’humanité consiste à améliorer l’homme lui-même. Au début des années 1960, Timothy Leary popularise l’idée que les drogues hallucinogènes comme le LSD, correctement dosées, peuvent changer radicalement le comportement. Cinquante ans après, une nouvelle génération redécouvre les vertus de ces substances. Dans un monde qui voue un culte à la productivité, à la vitesse, un monde dans lequel la mobilité devient un principe d’existence, il est impossible de survivre en étant paresseux, fatigué ou enraciné. Dans la Silicon Valley ou à Zhongguancun (son homologue chinoise), l’obsession est de vivre à fond, de ne pas gaspiller du temps et surtout de le rendre le plus utile possible. Mais suivre ce rythme semble imposer l’aide de certains produits hallucinogènes. À en croire les adeptes de cette mode apparue il y a une dizaine d’années chez les développeurs informatiques et qui s’est répandue comme une traînée de poudre, une microdose suffit pour doper la créativité, améliorer la concentration et faciliter les relations sociales.

humanité

Arracher le nouvel homme aux contraintes de la nature.

Il est maintenant question d’arracher l’homme aux contraintes de la nature. Pour ce faire, des milliards de dollars sont investis dans des domaines aussi variés que la biologie, la neurologie, la médecine, l’informatique, etc. En ce qui concerne notre propos, c’est sans doute le projet porté par Elon Musk via sa société Neuralink qui paraît le plus éclairant sur la volonté de certains de nous resynchroniser avec le rythme des machines. L’objet de cette société est, en effet, de connecter l’humain et la machine au travers d’une puce qui serait implantée dans notre cerveau. La justification est claire : avec cette connexion, l’homme pourrait aller aussi vite que la machine, et ainsi garderait le contrôle !

La régulation sociale enfin va pouvoir exploiter la progression des dispositifs de surveillance au sein de nos sociétés. En Chine, ils sont d’ores et déjà partout et de plus en plus difficile à éviter. Dans un monde où la technique est un projet politique en soi, la seule existence de nouvelles technologies suffit bien souvent à justifier leur diffusion dans la société. Diffusion par ailleurs permise par l’affaissement moral et politique de festivus numericus. Déployées partout, y compris dans nos espaces privés, ces technologies de surveillance vont nous « aider » à adopter un comportement conforme aux principes de la vie technocapitaliste. À ce stade, il est utile de se rappeler qu’Aldous Huxley, dès 1932, voyait dans la persuasion douce et la biologie les outils les plus sûrs pour assurer un ordre social qui n’aurait plus que les apparences de la démocratie.

Renaud Vignes

 

[1] Hartmut Rosa, Accélération: une critique sociale du temps, Théorie critique (Paris: La Découverte, 2010).

[2] Barbara Stiegler, Il faut s’adapter: sur un nouvel impératif politique (Gallimard, 2019).

[3] Renaud Vignes, L’impasse. Étude sur les contradictions fondamentales du capitalisme moderne et les voies pour le dépasser (CitizenLab, 2019).

[4] Renaud Vignes, « La déformation sociale du temps est un défi pour nos institutions». », Revue du Mauss 52, no 2 (2018): 371‑87.