ILS ONT ÉCRIT

Article de Renaud Vignes paru dans le journal Le Monde daté du 2 juillet 2019

 

Jusqu’à la fin des années 80, c’est la confrontation entre des forces collectives et la puissance du capitalisme d’alors qui construisait le progrès économique et social. Depuis, une nouvelle dialectique s’est installée. Elle est profondément transformatrice et oppose des forces dynamiques aux facteurs de stabilité qui, jusqu’à présent, protégeaient les individus. Cette opposition provoque une désynchronisation majeure de tous les plans de nos vies et, en conséquence bouleverse nos sociétés qui se trouvent confrontées à de nouveaux rythmes qui leur semblent imposés par des puissances qui les dépassent.

Cette déformation sociale du temps se retrouve au cœur d’une nouvelle forme de capitalisme que nous appelons technocapitalisme[1] et qui s’étend sur le monde entier à une vitesse fulgurante. Le temps y devient une ressource précieuse et convoitée qui se retrouve dans un cercle vicieux : de plus en plus capté par les nouveaux géants de l’économie, il nous apparaît toujours plus rare, ce qui nous contraint à aller toujours plus vite pour rattraper le temps perdu ! C’est maintenant à la société toute entière qu’on demande d’accélérer, c’était tout le sens du message d’Emmanuel Macron lorsqu’il nous proposait de devenir une start-up nation !

Ces forces d’accélération sont sur le point de dépasser les limites d’une nature humaine qui, depuis toujours, a besoin de stabilité, d’une certaine routine pour construire son projet de vie. Et là se trouve la principale cause du malaise que nous ressentons. Jusqu’où peut nous entrainer cette globalisation accélérée ? Le monde paraît hésiter entre deux voies.

Les géants du technocapitalisme ont mis au point des armes de persuasion massive qui produisent déjà des effets majeurs sur les comportements

La première dresse le constat que l’homme « ancien » est dépassé et, qu’en l’état, il ne pourra suivre le rythme. Le réadapter à un environnement toujours plus complexe, plus lointain, plus rapide apparaît alors comme une nécessité. Une partie de ce chemin a d’ores et déjà été empruntée. Depuis la mise en place de la stratégie de Lisbonne, l’Europe s’est ralliée à la théorie du capital humain qui voit l’éducation comme moyen de transformer l’homme en une simple « ressource » dont la valeur dépendra de sa productivité et de sa mobilité. Les géants du technocapitalisme ont mis au point des armes de persuasion massive qui produisent déjà des effets majeurs sur les comportements : à 21 ans, un jeune aura passé plus de temps sur les réseaux sociaux ou les jeux vidéo que d’heures cumulées au collège et au lycée, autant de temps pour rendre ses actions « conformes » grâce aux progrès dans les théories des incitations comportementales (le nudge). Cinquante ans après la révolution hippie, la nouvelle génération des codeurs de la Silicon Valley pratique le micro « dosing » de LSD pour rester dans la course. Ultime étape (peut-être), pour que l’homme ne soit plus le maillon faible du système, il est envisagé que la machine le remplace pour décider et agir pendant que la microélectronique et la biologie « l’augmenteront ».

Mais, ce « meilleur des mondes » n’est pas encore certain. Partout, de manière dispersée, atomisée, un autre chemin se dessine qui consiste à resynchroniser le monde des flux avec celui des permanences. Faire changer d’échelle ces initiatives peut former un projet politique digne de ce nom. Conscient de l’enjeu que représente le temps de chacun, cette voie alternative consisterait à faire qu’il soit réinvesti dans des actions ayant des conséquences directes sur la sécurité matérielle du plus grand nombre et non plus capté par le système technocapitaliste. C’est dans la proximité que ces politiques ont les plus grandes chances de produire des effets majeurs car c’est à ce niveau que peut être mobilisée l’intelligence sociale, seule force capable de confronter le monde des flux. Grâce à la technologie, tous les grands enjeux de la vie quotidienne peuvent trouver leur solution dans la proximité. Accroître la capacité d’autoproduction du territoire devient possible à la condition de mobiliser les ressources locales et de fédérer le maximum de ses habitants autour de ce qu’on pourrait dénommer une nouvelle démocratie industrielle territorialisée. Pour ce faire, les politiques sociales doivent se transformer. Elles doivent viser en particulier à rendre du capital aux habitants pour leur donner les moyens de leur liberté. Il s’agit avant tout d’un solide capital de compétences, de savoir-faire de la vie quotidienne, de compréhension du monde, au-delà des aspects financiers qui ne sont pas les plus complexes à mettre en œuvre. C’est à ce prix que les territoires deviendront les lieux de l’inclusion et d’une expansion socialisée de l’intelligence.

La mise en place de cette nouvelle forme capitaliste ne sera pas chose aisée car elle demande que soit réunies trois conditions : des élus convaincus de cette modernité démocratique ; une société civile remobilisée et repolitisée ; des institutions capables de faire fonctionner cette dialectique nouvelle.

 

Renaud Vignes

[1] Renaud Vignes  L’impasse. Étude sur les contradictions fondamentales du capitalisme moderne et les voies pour les dépasser (CitizenLab, 2019).

Article de Maurice Merchier,  publié en juillet 2019 dans la revue en ligne L’ECCAP

Le 18 juin, Facebook a annoncé pour le premier semestre 2020 la création du libra, une nouvelle cryptomonnaie[1]. Il faut saisir la portée de cette décision. Elle est présentée comme une innovation utile, allant dans le sens du progrès ; des arguments pratiques sont invoqués en ce sens : sa facilité d’utilisation, son accessibilité à tous (il suffit d’avoir un smartphone), le fait qu’elle pourra servir à toutes sortes de transactions, l’absence de contraintes liées aux frontières… Plus encore, ses créateurs usent d’arguments sur un registre quasi-humanitaire, en affirmant qu’elle offrira des solutions aux citoyens de pays dont la monnaie est instable, à l’instar du Venezuela, pour les protéger de l’inflation galopante. Facebook adopte même la posture du désintéressement, affirmant que son but est « de donner du pouvoir à des milliards de personnes ».

Des arguments rassurants ?

Il s’agit pour les concepteurs de se démarquer de l’image carrément inquiétante des cryptomonnaies, en particulier du Bitcoin. Le libra est conçu pour inspirer la confiance ; il ne risquera aucune dérive inflationniste, sa stabilité étant assurée par le fait qu’il sera adossé à une réserve, composée d’un panier d’actifs financiers, de devises et de bons du Trésor dans lequel dominera probablement le dollar. Sa sécurité sera assurée par un système de blockchain qui sera fermé, réservé aux partenaires du système Facebook, donc plus sûr, contrairement à celui d’autres cryptomonnaies dont la structure est publique. Accessoirement, il est signalé que ce système sera plus léger, donc beaucoup moins énergivore que celui du Bitcoin.

Tous ces dispositifs rassurants, paradoxalement, rendent cette innovation plus inquiétante pour l’avenir ; car c’est de son succès même que pourraient naître bien des dérives. C’est parce qu’il est resté un instrument de spéculation, que le Bitcoin ne parvient pas à s’imposer comme monnaie d’échange. Au contraire, en se répandant à très grande échelle, du fait de sa stabilité, le libra pourrait devenir tout autre chose ; en fait il deviendra ce que ses utilisateurs en feront, et échappera de ce fait à tout contrôle.

Certes, au départ, il ne s’agira pas d’une « vraie » monnaie. Il ne sortira pas du cadre du réseau social Facebook, (on ne paiera pas son boulanger ou son garagiste en libra), et il n’y aura pas d’obligation d’en accepter (caractéristique théorique d’une monnaie dans sa sphère légale). Surtout, il ne se multipliera pas, puisque toute émission aura en contrepartie une augmentation de la réserve, avec maintien de la parité d’un libra pour une unité de cette réserve.

L’évolution probable vers une véritable monnaie parallèle

L’association indépendante Libra, basée en Suisse, regroupant 28 entreprises internationales dont Visa, MasterCard, Paypal, Uber, Iliad… n’aura pas a priori le pouvoir de créer de la monnaie, du fait de cette parité, mais juste celui de transformer une monnaie existante, un peu comme on achetait des perles au club méditerranée, pour les menus achats à l’intérieur du camp. Mais – du fait de l’absence d’inscription territoriale – quelle instance extérieure, quelle juridiction, quel organisme de régulation prudentielle aura le pouvoir de vérifier le respect de toutes ces restrictions et précautions inscrites dans un livre blanc ? Qui pourra empêcher que ces règles soient contournées, ou tout simplement modifiées ? Déjà, certaines opérations de crédit ne sont pas exclues ; il suffira alors – un peu plus tard – que ces crédits anticipent la transformation de vraies monnaies en libra, ou servent de gages à d’autres opérations pour que s’enclenche le mécanisme de multiplication, c’est-à-dire de création monétaire, sur modèle classique des banques commerciales. Bien que cette cryptomonnaie ait une vocation de circulation, et surtout si de grands Etats défaillent, qu’est-ce qui empêchera le libra de servir de monnaie de réserve (attribut classique d’une « vraie » monnaie), et au bout du compte instrument de spéculation, si la pression de sa demande déborde les mécanismes de son offre ?

La probabilité de telles évolutions est d’autant plus forte que tout cela se situe dans le contexte de la disparition du « cash »[2] . Le ministre des Finances, Bruno Le Maire, a certes réagi en affirmant que le libra « ne doit pas devenir une monnaie souveraine, et que la monnaie doit rester l’attribut de la souveraineté des Etats…. ». Il est à craindre que cela ne soit que pure incantation, masquant l’impuissance à entraver ces innovations.

Un instrument de pouvoir au service des GAFA

En attendant, ce qui paraît difficile à contester, c’est que la motivation profonde de la création de cet instrument est d’étendre le pouvoir des GAFA, de Facebook en l’occurrence. Il est annoncé que, pour les entreprises, il pourrait y avoir des « récompenses » à celles qui l’utiliseront, et l’ouverture de services supplémentaires. Il sera donc un moyen de fidélisation (mode mineur de l’inféodation) de ces entreprises. Le renforcement de l’emprise sur les particuliers n’est pas moindre, puisque cela rendra nécessaire l’acquisition d’un smartphone, exacerbant encore les phénomènes d’addiction. Surtout, ce sera un moyen évident d’accroître encore le pillage des données, qui seront nécessairement fournies en abondance en contrepartie de l’acquisition de libras. Or, il est avéré que l’information est le premier vecteur du pouvoir, par de multiples voies. Enfin, les risques de dérives mafieuses, notamment du blanchiment d’argent, augmenteront proportionnellement à l’importance et à la sophistication de l’instrument financier.

L’ambition de devenir un quasi-Etat

On peut ainsi soupçonner Facebook de la velléité de recréer dans l’espace virtuel de l’internet l’équivalent d’une banque centrale, pour deux milliards et demi de personnes[3]. On sait aussi que le chiffre d’affaire cumulé des GAFA atteint le PIB d’un Etat moyen, et que le Danemark a déjà nommé un ambassadeur auprès de ces puissances du numérique. Plus récemment, Facebook a affiché l’intention de créer une sorte de cour suprême interne pour régler les litiges du réseau social. Puissance économique, pouvoir judiciaire, pouvoir diplomatique, pouvoir monétaire… Autant de pouvoirs régaliens dont Mark Zuckerberg prétend doter son entreprise, montrant ainsi le chemin aux autres membres des GAFA, qui, de ce fait, pourraient à l’avenir constituer une sorte de fédération de psseudo-Etats…

Un monde alternatif

Contrairement à une acception encore optimiste, les « vérités alternatives » qu’ont popularisées Trump ne sont pas des mensonges, mais des vérités d’un autre monde… S’y ajoutent des monnaies alternatives, des relations diplomatiques alternatives ; c’est dans cet autre monde que se déploient les réseaux sociaux, que se déchaînent les tweets, que s’affichent les selfies, que se font et se défont des réputations, que s’exercent des chantages qui parfois brisent des vies… Un monde alternatif, donc.

N’a-t-on vraiment aucun autre destin que de s’adapter à ce nouveau monde ?

Maurice Merchier

[1] Une cryptomonnaie est une monnaie utilisable sur un réseau informatique décentralisé de pair à pair.

[2] Il est vraisemblable qu’à terme disparaissent tous les moyens matériels de paiement (billets, pièces, chèques…) au profit de la seule monnaie numérique

[3] soit le nombre de participants à Facebook

La société accumule la production de richesses matérielles tout en se délitant. L’avenir est aux entreprenants, infatigables fabricants de relations. Ce sont les tisserands et les repriseurs du tissu social sans lequel aucune société ne peut se développer harmonieusement dans la durée.

L’École de Paris du management, qui étudie depuis vingt-cinq ans les pratiques du management, a vu monter une catégorie d’acteurs particuliers, qu’elle a appelé les entreprenants. Ils développent une énergie sortant de l’ordinaire pour résoudre des problèmes paraissant insolubles ou créer des activités porteuses de convivialité et de sens, sans avoir le profit comme seul critère de réussite. On en trouve partout : la saison 1 de cette chronique présente dix exemples dans les associations, six dans les territoires, cinq dans les entreprises et 4 dans les administrations publiques.

Dans la vidéo ci-dessus, j’ai invoqué deux caractéristiques pour commenter le titre proposé par Jean-Philippe Denis, « Le jardin des entreprenants, l’impensé de l’économie ». Certains, comme les fondateurs de Siel Bleu, pourraient devenir riches en transformant leur association en entreprise mais ils s’y refusent pour préserver leur liberté d’exploration et de recherche. D’autres, comme Môm’artre, mêlent ressources marchandes et subventions, salariat et bénévolat. J’ajouterai ici un autre impensé de l’économie : la nature des relations que les entreprenants génèrent. Je ferai référence à des exemples développés de cette chronique, avec des liens permettant de remonter à l’article.

Produire des biens et produire des relations

L’économie s’est intéressée à la production et à l’échange de biens, et, plus récemment de services marchands. La nature et la qualité des relations entre les agents ne sont guère centrales pour elle. C’est ainsi par exemple que les synergies anticipées lors de fusions sont régulièrement surestimées du fait de la désagrégation des relations qu’elles entraînent. J’avancerai ici que les entreprenants ont au contraire la préoccupation majeure de fabriquer et entretenir des relations. Ils savent que sans cela ils ne peuvent atteindre durablement leurs objectifs.

Le Réseau d’échanges réciproques de savoirs® a mobilisé des centaines de milliers de personnes dans un impressionnant dispositif générateur de liens sociaux et de fierté sans aucun échange d’argent. Voisins malins salarie des habitants pour aller de porte en porte nouer des liens avec leurs voisins, avec une mission confiée par la mairie, le bailleur, un fournisseur d’énergie, etc. La mission sert de motif pour faire ouvrir les portes et de source de financement de l’association, mais la préoccupation majeure est de développer un tissu de relations qui sorte les habitants des quartiers de leur relégation. Singa, qui veut favoriser l’accueil des réfugiés, organise des activités les aidant à apprendre la langue et les coutumes et à se doter d’un réseau les aidant à s’insérer. Si elle a élaboré un modèle économique original, son obsession est de perfectionner son système de mise en relation.

L’association NQT a mis en place un dispositif de parrainage par des cadres de bac + 4 des quartiers qui ne trouvent pas de travail du fait de la stigmatisation dont ils sont l’objet. Elle leur fait ainsi accéder à un réseau qui les aide à prendre contact avec des employeurs et à apprendre leurs codes, activité qui demande un fort investissement des parrains. Or, bien que les cadres se déclarent souvent débordés, leurs candidatures se multiplient au point que NQT manque de jeunes. Les relations de reporting, de négociation avec clients, fournisseurs, collègues, manquent probablement pour les cadres de l’humanité qu’ils trouvent dans les relations avec les jeunes.

L’entrepreneur peut aussi être un entreprenant s’il attache un soin particulier aux relations. C’est le cas des créateurs de start-up, pour qui la qualité des liens qu’ils nouent dans l’équipe est à la fois source d’efficacité et de plaisir. Quand l’entreprise grossit, le rôle des instruments de gestion, la pression de la finance, la division des rôles, arrivent à distendre les liens. Pourtant on trouve dans le Jardin des entreprenants nombre d’entrepreneurs attentifs à la relation. Jean-Philippe et Catherine Cousin, entrepreneurs performants, passionnés et réactifs, ont une singularité : ils sont obsédés par la qualité de leurs relations avec le personnel, les fournisseurs et les clients. Lors d’un effondrement du marché, ils ont refusé de licencier, comme “ils auraient dû le faire”, et organisé un branle-bas de combat et ils y ont été aidés par les fournisseurs, les clients et même les banquiers. Cet investissement sur les relations est perçu par certains comme contraire à la vertu économique, alors qu’il est un facteur de résilience face à un marché chahuté.

Les relations, enjeu de société

Les relations sont une réponse à nombre d’enjeux de la société.

En occupant les ronds-points, les Gilets jaunes ont trouvé une fierté, des convivialités nouvelles, et un sentiment d’exister mieux. Quand les relations se renforcent, l’économie pèse un peu moins.

Le drame d’un chômeur, outre les aspects matériels, tient à l’accumulation de réponses négatives à ses demandes. Descartes disait : « C’est proprement n’être rien que de n’être utile à personne. » Le chômeur se sent devenir rien quand on lui dit à longueur de mois qu’on n’a pas besoin de lui. Dans un reportage de M6 sur l’opération Territoires zéro chômeurs de longue durée, on voit d’anciens chômeurs se transformer physiquement au fil des mois, même quand leurs ressources n’augmentent pas de manière considérable. Ils existent dans le regard des autres, disent-ils. Ils sont pris dans un système de relations dans lequel ils se sentent entourés et utiles.

La solitude des personnes âgées est un fléau presque ignoré. L’association ensemble2générations a eu une idée lumineuse : loger chez des personnes âgées des étudiants en mal de logement. Avec beaucoup de finesse, elle établit des relations qui reconstituent la magie des relations entre grands-parents et petits-enfants. Pourtant les subventions dont elle a besoin lui sont trop chichement distribuées, la solitude n’étant pas encore considérée comme un enjeu national. Elle trouvera peut-être les moyens de changer d’échelle en proposant aux entreprises, via l’association Accordés, des prestations pour aider leurs salariés perturbés par la situation de leurs parents isolés ou de leurs enfants étudiants..

Les entreprises elles-mêmes ressentent les limites du modèle managérial traditionnel et cherchent à libérer les énergies, à inventer des modes d’organisation alternatifs, à favoriser la prise de risque, à valoriser le bien-être au travail. Jusqu’à présent c’est le modèle de la start-up qui a servi de référence pour mobiliser les salariés, mais il ne convient pas forcément aux entreprises. Elles pourraient alors avoir avantage à tirer parti de ce qu’imaginent déjà les entreprenants, et à encourager des vocations.

L’avenir est aux entreprenants

Keynes, dans «Perspectives économiques pour nos petits-enfants », anticipait que, quand la société n’aurait plus besoin de mobiliser tout le monde pour subvenir à ses besoins économiques fondamentaux, elle risquait de sombrer dans une dépression nerveuse universelle, et qu’il lui faudrait savoir « mettre au premier plan les vrais problèmes de la condition humaine, à savoir ceux de la vie et des relations entre les hommes ».

S’il était encore parmi nous, il dirait que l’avenir est aux entreprenants… ou ne sera pas, aurait pu ajouter Malraux.

Cet article a bénéficié d’une inspiration de Jean-Philippe Denis et d’échanges nourris avec Pierre-Louis Dahan, Christophe Deshayes et Claude Riveline

Le site : http://www.lejardindesentreprenants.org/qui-sommes-nous/

 

 

La percée réalisée par Emmanuel Macron et LREM qui détiennent tous les pouvoirs a été possible compte tenu de la fragilité de la gauche et de la droite. La gauche en se ralliant au libéralisme économique et à la mondialisation financière s’est coupée de sa base. Gauche et droite ont déçu et favorisé la prise de distance par rapport à nos institutions ainsi que l’abstention et la montée du Rassemblement National comme principale opposition. Le mouvement des gilets jaunes a manifesté la difficulté des canaux traditionnels à exprimer les revendications et le désir de changement. Mais il n’a pas été à même de s’organiser, d’exprimer des revendications en se contentant du dégagisme. Le résultat des élections européennes est un espoir même si le mauvais clivage LREM/RN est dominant. Espoir en ce sens que les préoccupations écologiques sont sur le devant de la scène et que dans certains pays les socialistes ont résisté.

Compte tenu du manque de perspective de la gauche et de la droite, LREM a pu s’imposer avec le slogan ni gauche, ni droite et l’espoir d’une politique raisonnable qui prendrait le meilleur des uns et des autres. De plus, le discours « humaniste » d’E.Macron a pu séduire de larges pans de l’opinion, indépendamment du fait qu’il apparaissait comme le seul à pouvoir contrer le Front National. Moi-même j’ai été trompé à l’écoute du discours du président Macron devant le congrès réuni à Versailles. Ses propos m’avaient séduit et donné à penser qu’il prendrait très au sérieux les risques de l’exclusion et de la marginalisation d’une partie de la population. La collaboration ancienne de E. Macron à la revue Esprit, son aide apportée à Paul Ricoeur pour un de ses ouvrages, différentes publications comme par exemple le livre de Brice Couturier : « Macron, un président philosophe » etc. etc. ont créé un halo de sympathie et entretenu l’illusion. Bien sûr, tout n’est pas à rejeter en bloc dans les intentions affichées par le pouvoir en place, si l’on pense par ex. au rapport d’Erick Orsena sur les bibliothèques, ou encore à l’appui maintenu par Françoise Nyssen à E.Macron malgré son départ du Ministère de la culture. Appui qu’elle a manifesté lors de son interview à France Inter le mercredi 5 juin avec un bel éloge de la culture.

Mais en dernier ressort quelle est l’idéologie du macronisme ? Le livre de Brice Couturier sur E.Macron affirmait en bandeau : « Aucun de ses mots n’est le fruit du hasard ». Ce qui est peut-être vrai à condition de l’interpréter à la lumière du livre de Marc Endeweld : « Le grand manipulateur »[1]. Il est vivement recommandé d’écouter l’interview de ce journaliste par Denis Robert le 13 mai 2019. Indépendamment de l’effondrement des partis de gauche et de droite qui s’étaient partagés les pouvoirs au cours des dernières décennies, E.Macron a pu s’installer au niveau de l’Etat grâce à une mobilisation habile et méthodique des réseaux de pouvoir et d’argent dominants. C’est ce que montre Marc Endeweld grâce à un long travail d’enquête. Pour ce journaliste, en dernier ressort, E.Macron est un néo-libéral convaincu qui rêve de voir la France imiter la Silicon Valley. Sa personnalité remarquable est sa force et sa faiblesse : il n’a pas d’amis ni d’états d’âme. Après avoir séduit et utilisé, il n’hésite pas à jeter. Son mépris désinvolte pour le rapport Borloo, son refus de répondre à une demande générale de plus de justice fiscale m’ont guéri de mes illusions. Indépendamment du choix de Macron en faveur de l’adaptation à la mondialisation, la verticalité du pouvoir le rend incapable d’écouter le malaise populaire et de faire place aux corps intermédiaires, syndicats et associations ; contrairement à ce qui est dit et répété par le gouvernement. Au point, par exemple, que la négociation sur la santé au travail entraîne un front uni du patronat et des syndicats qui ont l’impression d’être menés en bateau.

Tout l’enjeu des mois à venir est de savoir si la conjonction des inquiétudes sur l’évolution du climat et de la biodiversité alliées à la volonté de lutter contre les inégalités et les injustices sociales et fiscales aura une traduction politique

Le pouvoir de E.Macron est plus fragile qu’il n’y parait, car si sa légitimité institutionnelle est incontestable, sa légitimité politique est en train de s’éroder. Son image confirmée de président des riches, et le renforcement du vote populaire en faveur du rassemblement national, qui devient la principale opposition et qu’E.Macron a lui-même encouragée, pourrait bien inquiéter une partie de ceux qui le soutiennent, y compris parmi les parlementaires de LREM. Les élections européennes ont contribué à mettre sur le devant de la scène les questions écologiques. Tout l’enjeu des mois à venir est de savoir si la conjonction des inquiétudes sur l’évolution du climat et de la biodiversité alliées à la volonté de lutter contre les inégalités et les injustices sociales et fiscales aura une traduction politique.Tout va dépendre en effet de savoir si le ni gauche, ni droite (qui n’est que le camouflage d’une adaptation à la dynamique d’une certaine mondialisation) fera place à une force politique décidée à affronter en même temps le défi écologique et la fracture sociale et territoriale. Les regroupements souhaitables amèneraient les supports actuels de Macron à choisir, car le vrai clivage n’est pas ni gauche, ni droite pour l’adaptation au monde de la finance et de l’économisme, mais le choix entre la silicolonisation du monde[2] et un véritable changement de cap (voir la charte de l’eccap dans la lettre d’information n°= 1 et l’article de Maurice Merchier « Il faut changer de cap »).

De nouvelles voies se cherchent qui allient lutte pour la justice sociale et pour l’écologie. Voici deux exemples :

le pacte écologique et social appuyé par 19 associations (dont les grandes associations du secteur social et de la lutte pour la transition énergétique). Nicolas Hulot et Laurent Berger figures reconnues de l’écologie et du mouvement social ont appuyé ce pacte dans la presse.

La recherche « pour un big bang de la gauche » porté par un millier de signatures. (Voir www.pourunbigbang.fr).

La traduction politique de ces nouvelles voies n’existe pas pour l’instant. Noël Mamère recommandait récemment à Yannick Jadot de ne pas se laisser griser par son succès aux élections européennes avec son score de 13,5% des suffrages avec la liste Europe Ecologie Les Verts. Il l’engageait à ne pas ignorer les autres forces de gauche « pour redonner du souffle et de l’espoir à toutes celles et tous ceux qui ne veulent pas se résigner à un face à face Macron-Le Pen »[3].

L’encyclopédie du changement de cap pourrait être à l’avenir un outil au service de tous ceux qui sont à la recherche d’un véritable renouveau

L’encyclopédie du changement de cap pourrait être à l’avenir un outil au service de tous ceux qui sont à la recherche d’un véritable renouveau. L’eccap est éminemment politique bien évidemment. Mais elle ne se situe pas au niveau de l’action politique avec les choix, les alliances, les compromis qui seront de la responsabilité de ceux qui devront rechercher le pouvoir de décider dans les différentes institutions du local à l’international. Elle se situe en amont avec l’ambition de contribuer à un autre imaginaire social et à la prise en compte de l’extrême multiplicité des questions à aborder.

Guy Roustang
Fondateur de l’Encyclopédie du Changement de Cap
Ancien Directeur du LEST

[1] Marc Endeweld « le grand manipulateur ». Stock 2019.

[2] Eric Sadin. « La silicolonisation du monde. L’irrésistible expansion du libéralisme numérique » L’Echappée, 2016.

[3] Noël Mamère. L’écologie identitaire, un rêve irresponsable. Le Monde, 7 juin 2019.

Conversation entre Renaud Vignes e Thibault Isabel, rédacteur en chef, parue dans la revue L’Inactuelle
24 mai 2019


D’aucuns considèrent que l’ultracapitalisme du IIIe millénaire ne serait qu’une forme radicalisée de libéralisme. Face aux injustices actuelles et aux grands déséquilibres systémiques qui caractérisent la finance mondialisée, il semble dès lors que l’antilibéralisme soit le seul remède à nos maux, sous la forme de la social-démocratie ou du communisme. C’est oublier que de nombreux opposants au capitalisme (ou à l’ultracapitalisme bien sûr) puisaient abondamment dans la pensée libérale et la revendiquaient. Ce fut le cas par exemple de Pierre-Joseph Proudhon ou de John Stuart Mill au XIXe siècle, et même de Christopher Lasch au XXe, qui était un lecteur passionné de John Locke. Renaud Vignes, économiste, maître de conférences à l’IUT d’Aix-en-Provence, dresse un état des lieux du « technocapitalisme » des GAFA et s’interroge sur les risques d’un système en train de désagréger le monde à mesure qu’il le colonise. Renaud Vignes vient de publier un livre intitulé L’impasse. Etude sur les contradictions fondamentales du capitalisme moderne et les voies pour le dépasser (CitizenLab).


 

Thibault Isabel : Vous vous présentez vous-même comme un libéral, mais vous estimez que l’ultracapitalisme contemporain entre en contradiction avec le libéralisme dont il est issu. A quel niveau se situe à vos yeux cette rupture ? Comment définissez-vous l’ultracapitalisme par opposition au libéralisme ?

Renaud Vignes : Cette rupture s’est effectuée en trois temps. A l’avènement du libéralisme, l’organisation sociale procédait d’une dialectique entre un capitalisme naissant, ordonné autour de ses deux piliers (la propriété privée et le marché), et des institutions médiatrices qui agissaient comme de puissants contre-pouvoirs. C’était une forme libérale, car l’État était minimal, la société très vivace et le marché autorégulateur jouait pleinement son rôle. Les révolutions industrielles et les crises du XXe siècle qui vont se succéder ont entraîné une profonde mutation des rapports entre l’État, la société et le marché.

Après la Seconde Guerre mondiale, portée par ce qu’on a appelé le consensus keynésien, une nouvelle forme d’organisation va structurer les sociétés à partir d’une coopération entre capitalisme, puissance publique et société civile.

Après la Seconde Guerre mondiale, portée par ce qu’on a appelé le consensus keynésien, une nouvelle forme d’organisation va structurer les sociétés à partir d’une coopération entre un capitalisme florissant, une puissance publique renforcée et une société civile active mais dont l’influence diminue. Pendant plusieurs décennies, ce qu’on va désigner en Europe sous le terme de social-démocratie va permettre la réalisation d’un équilibre social inenvisageable jusqu’alors.

Mais, à partir des années 1980, pliant sous le poids d’une bureaucratie omniprésente, cet équilibre se rompt et le projet néolibéral gagne alors en pertinence. Les valeurs de concurrence, de compétition, d’esprit d’entreprise, d’individualisme commencent à irriguer les esprits. Progressivement, l’objectif ne sera plus de lutter contre les inégalités, mais de permettre à chacun d’accéder au statut d’individu. En disant : « Il n’y a pas de société, seulement des individus », Margaret Thatcher paraphrasait Marx, qui, dans sa condamnation de la répression en France, déclarait : « La répression transforme la société en sac de pommes de terre, seulement composé d’individus, une masse amorphe qui ne peut agir ensemble ». Pour lui, c’était une condamnation ; pour Madame Thatcher, c’était un idéal et cela définissait le néolibéralisme. On a alors assisté au basculement vers une société de l’individu. Cette vision de l’homme va installer un nouveau conformisme au centre duquel se situe le marché, à qui revient la charge d’organiser la société. Cette pensée est devenue tellement dominante que, depuis les années 1980, tout homme politique, tout intellectuel doit choisir entre deux options : travailler dans le cadre de la théorie du marché ou s’expliquer sur les raisons de ne pas le faire.

Capitalisme

Thibault Isabel : Qu’est-ce qui a plus spécifiquement changé au cours des toutes dernières décennies, dans le fonctionnement de l’économie mondiale ?

Renaud Vignes : Dès les années 1980 se prépare une rupture très importante : la naissance du technocapitalisme (que vous appelez « ultracapitalisme »). Celui-ci est issu d’une étrange rencontre entre trois visions que l’on pensait naïvement incompatibles : celle des libertaires hippies, la vision des ultra-libéraux marchands et enfin celle des adeptes des technosciences naissantes (en particulier le numérique). La promotion de l’autonomie individuelle, le rejet d’un capitalisme de rentiers, d’un monde taylorien, d’une démocratie verticale : tout cela les rapproche. Toutes les revendications de cette nouvelle forme de capitalisme découlent de cette fusion technologico-libertaire.

Nous trouvons là l’explication de l’étrange situation à laquelle nous assistons : la présence de libertaires « gauchistes » (Daniel Cohn-Bendit ou Romain Goupil) comme défenseurs du projet de « start-up nation » du président Macron.

Nous trouvons là l’explication de l’étrange situation à laquelle nous assistons : la présence de libertaires « gauchistes » (Daniel Cohn-Bendit ou Romain Goupil) comme défenseurs acharnés du projet de « start-up nation » du président Macron. C’est une véritable vision politique qui émerge, un courant idéologique puissant, construit autour de technovaleurs synonymes de progrès. L’idée dominante est que la politique ayant échoué à améliorer le monde, il faut faire place à l’innovation technologique, à des entrepreneurs d’un nouveau genre et à des modèles socio-économiques disruptifs pour le faire. C’est ainsi qu’au début des années 2000, avec la révolution numérique, les principes du marché vont s’étendre à toute notre vie. C’est dans cette nouvelle société, la société technocapitaliste, que nous vivons aujourd’hui.

Libéral

Thibault Isabel : En quoi le technocapitalisme contemporain opère-t-il une véritable rupture avec le libéralisme antérieur ? N’y a-t-il pas plutôt entre les deux un simple rapport de prolongement et d’intensification ?

Renaud Vignes : Le paradoxe est que notre nouvelle forme de société se revendique du libéralisme alors qu’elle tourne le dos à ses principes, sur au moins deux points essentiels. Tout d’abord, elle s’appuie sur une vision de l’homme qui n’est pas celle des classiques (Smith, Hume, Stuart-Mill). Ceux-ci concevaient l’homme de telle façon qu’il ne pouvait exercer sa liberté qu’en relation avec les autres (dans mon livre, j’appelle ce type d’homme l’homo sociabilis). Pour le technocapitalisme, la société est un non-sens, car l’homme est purement rationnel et isolé des autres : cette vision radicale est censée s’étendre à tous les champs de la vie.

Mais c’est sans doute vis-à-vis du marché que ces deux pensées sont les plus éloignées. Chez les libéraux classiques, le marché est au cœur de l’autorégulation de la société. Par son efficacité, il évite que ne se crée des rentes injustifiées (ni du côté des producteurs, ni du côté des consommateurs) et il apporte à chacun une information qui permet d’agir en toute rationalité. C’est ce que Friedrich Hayek appelle « le mécanisme merveilleux des prix ». La vraie révolution du monde technocapitaliste est qu’il s’émancipe totalement du marché afin d’empêcher le consommateur d’y exercer le moindre pouvoir.

Stop neoliberalism

Thibault Isabel : Quel rôle a joué le développement du numérique dans l’essor du technocapitalisme ?

Renaud Vignes : Avec la révolution numérique, les nouveaux modèles d’entreprise appuient leur succès sur un principe révolutionnaire : celui des rendements perpétuellement croissants. Dans ce système, le marché ne peut plus limiter l’expansion des entreprises (dans le langage courant, on dit que « le plus fort rafle tout »). C’est ainsi que nous voyons se créer des rentes de monopoles gigantesques inconnues jusqu’alors, en contradiction totale avec la théorie des marchés.

Quant au mécanisme merveilleux des prix, il est pulvérisé par l’apparition de l’économie de la gratuité. De plus en plus souvent, lorsque nous achetons un produit, nous ne le payons pas, du moins pas directement, pas en totalité, pas immédiatement. L’installation de monopoles planétaires développant des modèles économiques masquant leurs énormes marges derrière des offres « gratuites » brise la rationalité des agents, pourtant condition nécessaire au bon fonctionnement des marchés. C’est ici le cœur du libéralisme économique qui est touché, et les deux perdants sont les consommateurs d’un côté et les travailleurs de l’autre, car, dans cette nouvelle forme capitaliste, le coût du capital est devenu exorbitant et fixe, tandis que le coût du travail s’est réduit tout en devenant variable.

Néolibéral

Thibault Isabel : Votre parcours professionnel vous a amené à côtoyer des mondes très différents : celui de l’artisanat, du service public, et le monde des start-ups. Qu’est-ce que vous avez apprécié dans ces différents univers, et qu’est-ce qui vous a effrayé dans le monde de la nouvelle économie ?

Renaud Vignes : Mon parcours professionnel m’a en effet amené à côtoyer plusieurs mondes, public et privé, plusieurs secteurs d’activité, plusieurs métiers. C’est sans doute cette diversité qui m’a conduit à progressivement porter un regard critique sur les évolutions de nos sociétés et sur les hommes qu’elles ont enfantés.

Ce parcours a commencé au Centre d’Economie Régionale de l’Université Aix-Marseille III (aujourd’hui Aix-Marseille Université). A l’heure où l’on s’interroge sur la relocalisation industrielle, la mésoéconomie, le rôle des territoires dans la dynamique économique moderne, j’ai eu la chance de les découvrir, de les approfondir, il y a déjà trente-cinq ans. Je dois aussi beaucoup au secteur de l’artisanat avec lequel j’ai travaillé lorsque j’ai débuté ma carrière professionnelle. J’y ai découvert le monde de l’entreprise au travers de ce qui est sans doute le plus valorisant, le plus porteur de valeurs simples mais essentielles : le travail bien fait, l’humilité, la transmission de savoir-faire, la simplicité. Ce sont sans doute les artisans qui m’ont sensibilisé à ce que George Orwell appelle la décence ordinaire.

Une autre découverte importante, que j’analyse dans la troisième partie de mon ouvrage, est celle du service public. Depuis 1993, j’occupe un poste d’enseignant associé, qui m’a fait découvrir un monde d’une grande richesse intellectuelle. J’ai le souvenir d’innombrables discussions sur des sujets incroyablement divers, tous plus enrichissants les uns que les autres. Et c’est très certainement grâce à ce monde universitaire que j’ai pu développer mon esprit critique, ma curiosité et la confiance nécessaire pour poser une question qui me semble essentielle : comment sortir de l’impasse dans laquelle une nouvelle forme de capitalisme semble en train de nous entraîner ?

Capitalisme

Thibault Isabel : Qu’est-ce qui vous a plus concrètement amené à remettre en cause le cadre de la nouvelle économie technocapitaliste ?

Renaud Vignes : Comme nombre d’entre nous, j’ai vécu avec enthousiasme l’avènement de la nouvelle économie au tout début des années 2000. Et lorsqu’une opportunité m’a été offerte de la côtoyer, c’est avec exaltation que j’ai appris à connaître le monde des start-ups. En une douzaine d’années, j’ai découvert de l’intérieur la plupart des aspects de ce qu’on voit aujourd’hui comme l’avenir de nos sociétés. Quel contraste avec les deux autres mondes qui m’étaient connus, l’artisanat et l’université !

Au-delà des nouveaux métiers qu’il m’a bien fallu apprendre (je pense en premier lieu aux levées de fonds), c’est surtout le système « sociologique » de la start-up qui m’a fasciné. Venant d’un monde où l’esprit critique est roi, découvrir des jeunes gens dotés de certitudes aussi affirmées m’est progressivement apparu troublant. Toute expérience est riche d’enseignements, mais c’est sans doute celle-ci qui m’a permis de comprendre pourquoi cette nouvelle forme de capitalisme radical entrait en contradiction avec la pensée libérale dont elle se revendique.

Le système en train de se mettre en place oppose d’un côté le monde de la vitesse, du court-termisme, de l’argent-roi, de l’individualisme, de l’autre celui de la réflexion, du temps long, du doute, de l’esprit critique, du terroir et de la tradition.

J’essaie de montrer dans mon ouvrage que le système en train de se mettre en place oppose les deux mondes dans lesquels j’ai eu la chance de travailler. D’un côté, celui de la vitesse, du court-termisme, de l’argent-roi, de l’individualisme. De l’autre, celui de la réflexion, du temps long, du doute, de l’esprit critique, du terroir et de la tradition, et aussi du souvenir qu’il fut un temps où le collectif avait un sens et où transmettre était peut-être le premier but confié à l’homme.

Au-delà des critiques que l’on peut adresser à ce nouveau modèle d’entrepreneuriat, je trouve surtout effrayant de constater que nos dirigeants veulent s’en inspirer pour en faire un modèle de société. Les promoteurs de ce projet ne doutent même jamais un seul instant du bien-fondé des transformations pourtant majeures qu’ils imposent aux peuples !

Vous pouvez commander le livre de Renaud Vignes, L’impasse, en vous rendant sur le site de CitizenLab.

https://citizenlab.fr/le-coin-editeur/