Conversation entre Renaud Vignes e Thibault Isabel, rédacteur en chef, parue dans la revue L’Inactuelle
24 mai 2019


D’aucuns considèrent que l’ultracapitalisme du IIIe millénaire ne serait qu’une forme radicalisée de libéralisme. Face aux injustices actuelles et aux grands déséquilibres systémiques qui caractérisent la finance mondialisée, il semble dès lors que l’antilibéralisme soit le seul remède à nos maux, sous la forme de la social-démocratie ou du communisme. C’est oublier que de nombreux opposants au capitalisme (ou à l’ultracapitalisme bien sûr) puisaient abondamment dans la pensée libérale et la revendiquaient. Ce fut le cas par exemple de Pierre-Joseph Proudhon ou de John Stuart Mill au XIXe siècle, et même de Christopher Lasch au XXe, qui était un lecteur passionné de John Locke. Renaud Vignes, économiste, maître de conférences à l’IUT d’Aix-en-Provence, dresse un état des lieux du « technocapitalisme » des GAFA et s’interroge sur les risques d’un système en train de désagréger le monde à mesure qu’il le colonise. Renaud Vignes vient de publier un livre intitulé L’impasse. Etude sur les contradictions fondamentales du capitalisme moderne et les voies pour le dépasser (CitizenLab).


 

Thibault Isabel : Vous vous présentez vous-même comme un libéral, mais vous estimez que l’ultracapitalisme contemporain entre en contradiction avec le libéralisme dont il est issu. A quel niveau se situe à vos yeux cette rupture ? Comment définissez-vous l’ultracapitalisme par opposition au libéralisme ?

Renaud Vignes : Cette rupture s’est effectuée en trois temps. A l’avènement du libéralisme, l’organisation sociale procédait d’une dialectique entre un capitalisme naissant, ordonné autour de ses deux piliers (la propriété privée et le marché), et des institutions médiatrices qui agissaient comme de puissants contre-pouvoirs. C’était une forme libérale, car l’État était minimal, la société très vivace et le marché autorégulateur jouait pleinement son rôle. Les révolutions industrielles et les crises du XXe siècle qui vont se succéder ont entraîné une profonde mutation des rapports entre l’État, la société et le marché.

Après la Seconde Guerre mondiale, portée par ce qu’on a appelé le consensus keynésien, une nouvelle forme d’organisation va structurer les sociétés à partir d’une coopération entre capitalisme, puissance publique et société civile.

Après la Seconde Guerre mondiale, portée par ce qu’on a appelé le consensus keynésien, une nouvelle forme d’organisation va structurer les sociétés à partir d’une coopération entre un capitalisme florissant, une puissance publique renforcée et une société civile active mais dont l’influence diminue. Pendant plusieurs décennies, ce qu’on va désigner en Europe sous le terme de social-démocratie va permettre la réalisation d’un équilibre social inenvisageable jusqu’alors.

Mais, à partir des années 1980, pliant sous le poids d’une bureaucratie omniprésente, cet équilibre se rompt et le projet néolibéral gagne alors en pertinence. Les valeurs de concurrence, de compétition, d’esprit d’entreprise, d’individualisme commencent à irriguer les esprits. Progressivement, l’objectif ne sera plus de lutter contre les inégalités, mais de permettre à chacun d’accéder au statut d’individu. En disant : « Il n’y a pas de société, seulement des individus », Margaret Thatcher paraphrasait Marx, qui, dans sa condamnation de la répression en France, déclarait : « La répression transforme la société en sac de pommes de terre, seulement composé d’individus, une masse amorphe qui ne peut agir ensemble ». Pour lui, c’était une condamnation ; pour Madame Thatcher, c’était un idéal et cela définissait le néolibéralisme. On a alors assisté au basculement vers une société de l’individu. Cette vision de l’homme va installer un nouveau conformisme au centre duquel se situe le marché, à qui revient la charge d’organiser la société. Cette pensée est devenue tellement dominante que, depuis les années 1980, tout homme politique, tout intellectuel doit choisir entre deux options : travailler dans le cadre de la théorie du marché ou s’expliquer sur les raisons de ne pas le faire.

Capitalisme

Thibault Isabel : Qu’est-ce qui a plus spécifiquement changé au cours des toutes dernières décennies, dans le fonctionnement de l’économie mondiale ?

Renaud Vignes : Dès les années 1980 se prépare une rupture très importante : la naissance du technocapitalisme (que vous appelez « ultracapitalisme »). Celui-ci est issu d’une étrange rencontre entre trois visions que l’on pensait naïvement incompatibles : celle des libertaires hippies, la vision des ultra-libéraux marchands et enfin celle des adeptes des technosciences naissantes (en particulier le numérique). La promotion de l’autonomie individuelle, le rejet d’un capitalisme de rentiers, d’un monde taylorien, d’une démocratie verticale : tout cela les rapproche. Toutes les revendications de cette nouvelle forme de capitalisme découlent de cette fusion technologico-libertaire.

Nous trouvons là l’explication de l’étrange situation à laquelle nous assistons : la présence de libertaires « gauchistes » (Daniel Cohn-Bendit ou Romain Goupil) comme défenseurs du projet de « start-up nation » du président Macron.

Nous trouvons là l’explication de l’étrange situation à laquelle nous assistons : la présence de libertaires « gauchistes » (Daniel Cohn-Bendit ou Romain Goupil) comme défenseurs acharnés du projet de « start-up nation » du président Macron. C’est une véritable vision politique qui émerge, un courant idéologique puissant, construit autour de technovaleurs synonymes de progrès. L’idée dominante est que la politique ayant échoué à améliorer le monde, il faut faire place à l’innovation technologique, à des entrepreneurs d’un nouveau genre et à des modèles socio-économiques disruptifs pour le faire. C’est ainsi qu’au début des années 2000, avec la révolution numérique, les principes du marché vont s’étendre à toute notre vie. C’est dans cette nouvelle société, la société technocapitaliste, que nous vivons aujourd’hui.

Libéral

Thibault Isabel : En quoi le technocapitalisme contemporain opère-t-il une véritable rupture avec le libéralisme antérieur ? N’y a-t-il pas plutôt entre les deux un simple rapport de prolongement et d’intensification ?

Renaud Vignes : Le paradoxe est que notre nouvelle forme de société se revendique du libéralisme alors qu’elle tourne le dos à ses principes, sur au moins deux points essentiels. Tout d’abord, elle s’appuie sur une vision de l’homme qui n’est pas celle des classiques (Smith, Hume, Stuart-Mill). Ceux-ci concevaient l’homme de telle façon qu’il ne pouvait exercer sa liberté qu’en relation avec les autres (dans mon livre, j’appelle ce type d’homme l’homo sociabilis). Pour le technocapitalisme, la société est un non-sens, car l’homme est purement rationnel et isolé des autres : cette vision radicale est censée s’étendre à tous les champs de la vie.

Mais c’est sans doute vis-à-vis du marché que ces deux pensées sont les plus éloignées. Chez les libéraux classiques, le marché est au cœur de l’autorégulation de la société. Par son efficacité, il évite que ne se crée des rentes injustifiées (ni du côté des producteurs, ni du côté des consommateurs) et il apporte à chacun une information qui permet d’agir en toute rationalité. C’est ce que Friedrich Hayek appelle « le mécanisme merveilleux des prix ». La vraie révolution du monde technocapitaliste est qu’il s’émancipe totalement du marché afin d’empêcher le consommateur d’y exercer le moindre pouvoir.

Stop neoliberalism

Thibault Isabel : Quel rôle a joué le développement du numérique dans l’essor du technocapitalisme ?

Renaud Vignes : Avec la révolution numérique, les nouveaux modèles d’entreprise appuient leur succès sur un principe révolutionnaire : celui des rendements perpétuellement croissants. Dans ce système, le marché ne peut plus limiter l’expansion des entreprises (dans le langage courant, on dit que « le plus fort rafle tout »). C’est ainsi que nous voyons se créer des rentes de monopoles gigantesques inconnues jusqu’alors, en contradiction totale avec la théorie des marchés.

Quant au mécanisme merveilleux des prix, il est pulvérisé par l’apparition de l’économie de la gratuité. De plus en plus souvent, lorsque nous achetons un produit, nous ne le payons pas, du moins pas directement, pas en totalité, pas immédiatement. L’installation de monopoles planétaires développant des modèles économiques masquant leurs énormes marges derrière des offres « gratuites » brise la rationalité des agents, pourtant condition nécessaire au bon fonctionnement des marchés. C’est ici le cœur du libéralisme économique qui est touché, et les deux perdants sont les consommateurs d’un côté et les travailleurs de l’autre, car, dans cette nouvelle forme capitaliste, le coût du capital est devenu exorbitant et fixe, tandis que le coût du travail s’est réduit tout en devenant variable.

Néolibéral

Thibault Isabel : Votre parcours professionnel vous a amené à côtoyer des mondes très différents : celui de l’artisanat, du service public, et le monde des start-ups. Qu’est-ce que vous avez apprécié dans ces différents univers, et qu’est-ce qui vous a effrayé dans le monde de la nouvelle économie ?

Renaud Vignes : Mon parcours professionnel m’a en effet amené à côtoyer plusieurs mondes, public et privé, plusieurs secteurs d’activité, plusieurs métiers. C’est sans doute cette diversité qui m’a conduit à progressivement porter un regard critique sur les évolutions de nos sociétés et sur les hommes qu’elles ont enfantés.

Ce parcours a commencé au Centre d’Economie Régionale de l’Université Aix-Marseille III (aujourd’hui Aix-Marseille Université). A l’heure où l’on s’interroge sur la relocalisation industrielle, la mésoéconomie, le rôle des territoires dans la dynamique économique moderne, j’ai eu la chance de les découvrir, de les approfondir, il y a déjà trente-cinq ans. Je dois aussi beaucoup au secteur de l’artisanat avec lequel j’ai travaillé lorsque j’ai débuté ma carrière professionnelle. J’y ai découvert le monde de l’entreprise au travers de ce qui est sans doute le plus valorisant, le plus porteur de valeurs simples mais essentielles : le travail bien fait, l’humilité, la transmission de savoir-faire, la simplicité. Ce sont sans doute les artisans qui m’ont sensibilisé à ce que George Orwell appelle la décence ordinaire.

Une autre découverte importante, que j’analyse dans la troisième partie de mon ouvrage, est celle du service public. Depuis 1993, j’occupe un poste d’enseignant associé, qui m’a fait découvrir un monde d’une grande richesse intellectuelle. J’ai le souvenir d’innombrables discussions sur des sujets incroyablement divers, tous plus enrichissants les uns que les autres. Et c’est très certainement grâce à ce monde universitaire que j’ai pu développer mon esprit critique, ma curiosité et la confiance nécessaire pour poser une question qui me semble essentielle : comment sortir de l’impasse dans laquelle une nouvelle forme de capitalisme semble en train de nous entraîner ?

Capitalisme

Thibault Isabel : Qu’est-ce qui vous a plus concrètement amené à remettre en cause le cadre de la nouvelle économie technocapitaliste ?

Renaud Vignes : Comme nombre d’entre nous, j’ai vécu avec enthousiasme l’avènement de la nouvelle économie au tout début des années 2000. Et lorsqu’une opportunité m’a été offerte de la côtoyer, c’est avec exaltation que j’ai appris à connaître le monde des start-ups. En une douzaine d’années, j’ai découvert de l’intérieur la plupart des aspects de ce qu’on voit aujourd’hui comme l’avenir de nos sociétés. Quel contraste avec les deux autres mondes qui m’étaient connus, l’artisanat et l’université !

Au-delà des nouveaux métiers qu’il m’a bien fallu apprendre (je pense en premier lieu aux levées de fonds), c’est surtout le système « sociologique » de la start-up qui m’a fasciné. Venant d’un monde où l’esprit critique est roi, découvrir des jeunes gens dotés de certitudes aussi affirmées m’est progressivement apparu troublant. Toute expérience est riche d’enseignements, mais c’est sans doute celle-ci qui m’a permis de comprendre pourquoi cette nouvelle forme de capitalisme radical entrait en contradiction avec la pensée libérale dont elle se revendique.

Le système en train de se mettre en place oppose d’un côté le monde de la vitesse, du court-termisme, de l’argent-roi, de l’individualisme, de l’autre celui de la réflexion, du temps long, du doute, de l’esprit critique, du terroir et de la tradition.

J’essaie de montrer dans mon ouvrage que le système en train de se mettre en place oppose les deux mondes dans lesquels j’ai eu la chance de travailler. D’un côté, celui de la vitesse, du court-termisme, de l’argent-roi, de l’individualisme. De l’autre, celui de la réflexion, du temps long, du doute, de l’esprit critique, du terroir et de la tradition, et aussi du souvenir qu’il fut un temps où le collectif avait un sens et où transmettre était peut-être le premier but confié à l’homme.

Au-delà des critiques que l’on peut adresser à ce nouveau modèle d’entrepreneuriat, je trouve surtout effrayant de constater que nos dirigeants veulent s’en inspirer pour en faire un modèle de société. Les promoteurs de ce projet ne doutent même jamais un seul instant du bien-fondé des transformations pourtant majeures qu’ils imposent aux peuples !

Vous pouvez commander le livre de Renaud Vignes, L’impasse, en vous rendant sur le site de CitizenLab.

https://citizenlab.fr/le-coin-editeur/

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