Article de Maurice Merchier,  publié en juillet 2019 dans la revue en ligne L’ECCAP

Le 18 juin, Facebook a annoncé pour le premier semestre 2020 la création du libra, une nouvelle cryptomonnaie[1]. Il faut saisir la portée de cette décision. Elle est présentée comme une innovation utile, allant dans le sens du progrès ; des arguments pratiques sont invoqués en ce sens : sa facilité d’utilisation, son accessibilité à tous (il suffit d’avoir un smartphone), le fait qu’elle pourra servir à toutes sortes de transactions, l’absence de contraintes liées aux frontières… Plus encore, ses créateurs usent d’arguments sur un registre quasi-humanitaire, en affirmant qu’elle offrira des solutions aux citoyens de pays dont la monnaie est instable, à l’instar du Venezuela, pour les protéger de l’inflation galopante. Facebook adopte même la posture du désintéressement, affirmant que son but est « de donner du pouvoir à des milliards de personnes ».

Des arguments rassurants ?

Il s’agit pour les concepteurs de se démarquer de l’image carrément inquiétante des cryptomonnaies, en particulier du Bitcoin. Le libra est conçu pour inspirer la confiance ; il ne risquera aucune dérive inflationniste, sa stabilité étant assurée par le fait qu’il sera adossé à une réserve, composée d’un panier d’actifs financiers, de devises et de bons du Trésor dans lequel dominera probablement le dollar. Sa sécurité sera assurée par un système de blockchain qui sera fermé, réservé aux partenaires du système Facebook, donc plus sûr, contrairement à celui d’autres cryptomonnaies dont la structure est publique. Accessoirement, il est signalé que ce système sera plus léger, donc beaucoup moins énergivore que celui du Bitcoin.

Tous ces dispositifs rassurants, paradoxalement, rendent cette innovation plus inquiétante pour l’avenir ; car c’est de son succès même que pourraient naître bien des dérives. C’est parce qu’il est resté un instrument de spéculation, que le Bitcoin ne parvient pas à s’imposer comme monnaie d’échange. Au contraire, en se répandant à très grande échelle, du fait de sa stabilité, le libra pourrait devenir tout autre chose ; en fait il deviendra ce que ses utilisateurs en feront, et échappera de ce fait à tout contrôle.

Certes, au départ, il ne s’agira pas d’une « vraie » monnaie. Il ne sortira pas du cadre du réseau social Facebook, (on ne paiera pas son boulanger ou son garagiste en libra), et il n’y aura pas d’obligation d’en accepter (caractéristique théorique d’une monnaie dans sa sphère légale). Surtout, il ne se multipliera pas, puisque toute émission aura en contrepartie une augmentation de la réserve, avec maintien de la parité d’un libra pour une unité de cette réserve.

L’évolution probable vers une véritable monnaie parallèle

L’association indépendante Libra, basée en Suisse, regroupant 28 entreprises internationales dont Visa, MasterCard, Paypal, Uber, Iliad… n’aura pas a priori le pouvoir de créer de la monnaie, du fait de cette parité, mais juste celui de transformer une monnaie existante, un peu comme on achetait des perles au club méditerranée, pour les menus achats à l’intérieur du camp. Mais – du fait de l’absence d’inscription territoriale – quelle instance extérieure, quelle juridiction, quel organisme de régulation prudentielle aura le pouvoir de vérifier le respect de toutes ces restrictions et précautions inscrites dans un livre blanc ? Qui pourra empêcher que ces règles soient contournées, ou tout simplement modifiées ? Déjà, certaines opérations de crédit ne sont pas exclues ; il suffira alors – un peu plus tard – que ces crédits anticipent la transformation de vraies monnaies en libra, ou servent de gages à d’autres opérations pour que s’enclenche le mécanisme de multiplication, c’est-à-dire de création monétaire, sur modèle classique des banques commerciales. Bien que cette cryptomonnaie ait une vocation de circulation, et surtout si de grands Etats défaillent, qu’est-ce qui empêchera le libra de servir de monnaie de réserve (attribut classique d’une « vraie » monnaie), et au bout du compte instrument de spéculation, si la pression de sa demande déborde les mécanismes de son offre ?

La probabilité de telles évolutions est d’autant plus forte que tout cela se situe dans le contexte de la disparition du « cash »[2] . Le ministre des Finances, Bruno Le Maire, a certes réagi en affirmant que le libra « ne doit pas devenir une monnaie souveraine, et que la monnaie doit rester l’attribut de la souveraineté des Etats…. ». Il est à craindre que cela ne soit que pure incantation, masquant l’impuissance à entraver ces innovations.

Un instrument de pouvoir au service des GAFA

En attendant, ce qui paraît difficile à contester, c’est que la motivation profonde de la création de cet instrument est d’étendre le pouvoir des GAFA, de Facebook en l’occurrence. Il est annoncé que, pour les entreprises, il pourrait y avoir des « récompenses » à celles qui l’utiliseront, et l’ouverture de services supplémentaires. Il sera donc un moyen de fidélisation (mode mineur de l’inféodation) de ces entreprises. Le renforcement de l’emprise sur les particuliers n’est pas moindre, puisque cela rendra nécessaire l’acquisition d’un smartphone, exacerbant encore les phénomènes d’addiction. Surtout, ce sera un moyen évident d’accroître encore le pillage des données, qui seront nécessairement fournies en abondance en contrepartie de l’acquisition de libras. Or, il est avéré que l’information est le premier vecteur du pouvoir, par de multiples voies. Enfin, les risques de dérives mafieuses, notamment du blanchiment d’argent, augmenteront proportionnellement à l’importance et à la sophistication de l’instrument financier.

L’ambition de devenir un quasi-Etat

On peut ainsi soupçonner Facebook de la velléité de recréer dans l’espace virtuel de l’internet l’équivalent d’une banque centrale, pour deux milliards et demi de personnes[3]. On sait aussi que le chiffre d’affaire cumulé des GAFA atteint le PIB d’un Etat moyen, et que le Danemark a déjà nommé un ambassadeur auprès de ces puissances du numérique. Plus récemment, Facebook a affiché l’intention de créer une sorte de cour suprême interne pour régler les litiges du réseau social. Puissance économique, pouvoir judiciaire, pouvoir diplomatique, pouvoir monétaire… Autant de pouvoirs régaliens dont Mark Zuckerberg prétend doter son entreprise, montrant ainsi le chemin aux autres membres des GAFA, qui, de ce fait, pourraient à l’avenir constituer une sorte de fédération de psseudo-Etats…

Un monde alternatif

Contrairement à une acception encore optimiste, les « vérités alternatives » qu’ont popularisées Trump ne sont pas des mensonges, mais des vérités d’un autre monde… S’y ajoutent des monnaies alternatives, des relations diplomatiques alternatives ; c’est dans cet autre monde que se déploient les réseaux sociaux, que se déchaînent les tweets, que s’affichent les selfies, que se font et se défont des réputations, que s’exercent des chantages qui parfois brisent des vies… Un monde alternatif, donc.

N’a-t-on vraiment aucun autre destin que de s’adapter à ce nouveau monde ?

Maurice Merchier

[1] Une cryptomonnaie est une monnaie utilisable sur un réseau informatique décentralisé de pair à pair.

[2] Il est vraisemblable qu’à terme disparaissent tous les moyens matériels de paiement (billets, pièces, chèques…) au profit de la seule monnaie numérique

[3] soit le nombre de participants à Facebook

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