Chili, Liban, Hongkong, Algérie, Catalogne…..En cet automne 2019, des émeutes se multiplient aux quatre coins du monde. La simultanéité de ces explosions sociales nous interroge ; il est difficile d’y voir un simple effet du hasard, et cela conduit à rechercher un dénominateur commun qui nous mette sur la piste d’une cause surplombant la diversité manifeste de ces mouvements.
Chaque commentateur recherche ce facteur commun là où le conduisent ses propres convictions idéologiques ; refus des inégalités économiques, rejet des taxes sur tel ou tel produit, protestation des classes moyennes contre la baisse de leur niveau de vie, aspiration à une démocratie débarrassée des corps intermédiaires confisquant le pouvoir, révolte contre la corruption des élites, etc.
Aucune de ces suggestions ne résiste vraiment à l’analyse de détail. Ces facteurs, même s’ils sont relativement fréquents, ne se séparent pas facilement de leur contexte local. Il semble que ce soit plutôt du côté de la façon dont ils se déclenchent et dont ils se déroulent qu’on puisse trouver des points de convergence moins discutables entre ces mouvements de révolte. Il y a d’abord la violence, même si elle est le fait de groupes minoritaires, et même si elle peut se plaider parfois comme réaction à la répression de manifestants se déclarant a priori non violents. Il y a surtout le recours, totalement généralisé cette fois, aux nouvelles technologies de la communication, dont les liens avec cette violence ne sont d’ailleurs pas absents.
Les pesanteurs idéologiques déjà mentionnées inciteront à n’y voir qu’une convergence formelle, considérant que les réseaux et autres modes de communication numériques ne sont qu’un nouveau mode d’expression favorisant, tout au plus, la mobilisation des militants et le déroulement des opérations. Ces technologies ne seraient qu’une écume, à la surface des choses, les vraies causes se situant dans les souffrances générées par la réalité économique sociale, et politique. Rien de vraiment « nouveau sous le soleil », donc, si on cède à ces interprétations traditionnelles.
Plutôt que de chercher ce dénominateur commun flou unissant ces mouvements, ne conviendrait-il pas au contraire d’isoler celui qui est peut-être le plus significatif, le plus marqueur d’avenir, à savoir celui du Liban, déclenché par une taxe sur la messagerie Whats’app ? Cela permet d’apercevoir qu’au contraire ces technologies sont au cœur de notre société mondialisée. Comme à l’origine du mouvement des gilets jaunes, la hausse de la taxe sur le carburant était insupportable aux catégories de la France périphérique dépendantes de leur véhicule, une taxe sur la messagerie en vogue, par sa commodité et son faible coût d’utilisation, est insupportable à l’immense population de ceux qui ont fait du smartphone un instrument agrégé à leur être comme une véritable prothèse.
Il faut prendre conscience de la force structurante de ces nouvelles technologies de la communication. Philippe Delmas, dans un livre tout récent[1], parle de « granularité », pour montrer qu’elles ont des conséquences dans l’ensemble de la vie économique, sociale et politique. A travers elles, ce sont des modes de pensées, des représentations, des façons d’être ensemble qui se fabriquent en grande partie, et cela, de façon uniforme à travers la planète. Le village global de Marshall McLuhan, c’est-à-dire la même information pour tous, partout dans le monde, est ainsi réalisé par la révolution numérique. Plus que jamais se vérifie ce qu’Hannah Arendt écrivait déjà en 1968 ; « Pour la première fois dans l’histoire universelle, tous les peuples de la terre ont un présent commun. (…) chaque pays est devenu le voisin presque immédiat de chacun des autres et chaque homme éprouve le choc d’événements qui ont lieu de l’autre côté du globe »[2].
De ce point de vue, ces émeutes sont le signe de l’échec d’une des dernières utopies, celle de la construction d’un lien social par la communication, structurant l’espace public, que l’on pouvait étayer avec une certaine lecture de Habermas. Car c’est plutôt une désagrégation de ce lien dont ces mouvements de révolte sont le signe. En paraphrasant Jaurès, on peut avancer que les nouvelles technologies portent la violence comme la nuée porte l’orage. Un autre signe significatif en ce sens est le port de masques, très répandu dans les émeutes, depuis les Anonymous et Occupy, évoluant en concomitance avec l’essor de l’internet. Le masque qui émerge rapidement, depuis le Liban, justement, à Hongkong, au Chili, et ailleurs, est celui issu du film « Joker » récemment sorti sur les écrans. L’ambiance générale du film est certes propice à ce rapprochement ; mais comment ne pas noter que ce sont, comme celui-là, des symboles issus de la société du divertissement qui tendent à faire l’unanimité dans ces mouvements ?
En même temps apparaît l’impasse dans laquelle se déroulent ces révoltes ; les contestations, pour légitimes qu’elles soient, se font de l’intérieur de la société marchande mondialisée. Des défis sont lancés aux pouvoirs politiques en place, des injustices dénoncées, etc, mais le tout est récupéré par les grandes firmes du consumérisme : les masques sont en vente sur Amazon, et les dénominations des mouvements eux-mêmes (gilets jaunes, nuit debout,#metoo, etc) deviennent des marques commerciales. Autrement dit, les agents dominants du néo-libéralisme engendrent les mouvements sociaux par les dysfonctionnements du système, mais, en même temps, ils encadrent ces mouvements en fournissant des armes déterminantes (les outils de communication), et au bout du compte s’en nourrissent par les marchés dont tout cela leur offre l’opportunité. (marché des outils numériques, des médias d’information, exploitation des données extraites des réseaux, etc).
Ainsi les émeutes en se déployant, referment sur leurs protagonistes l’étau qui les enserre. Il nous faut, pour changer de cap, trouver la voie par laquelle sortir de ce cercle vicieux. Elle passe par une maîtrise politique du développement des nouvelles technologies, à commencer par celles qui interviennent dans la formation et l’information.
Maurice Merchier
[1] Philippe Delmas, un pouvoir implacable et doux ; la tech ou l’efficacité pour seule valeur Fayard
[2] Cité par Pankaj Mishra L’âge de la colère, une histoire du présent Zulma essais 2019
0 commentaires